Crimes aveugles 3
Chapitre 2
Le plaisir était proche, et sa main vibrait sur son sexe à une vitesse telle, qu’aucune femme n’avait jamais réussi à aller aussi vite que lui. Mais c’était le seul moyen qu’il eût trouvé pour se faire jouir en se masturbant. 50% de fantasme, 50% de mécanique. Il était dans les douches avec Lana et son coach, et Lana, cambrée très fort, une main en appuie sur le carrelage rouge, offrait ses fesses de telle manière qu’il n’y eût aucun doute à avoir sur la trajectoire à suivre. Elle se caressait en même temps, et suppliait qu’on la prenne.
- Ne vous arrêtez pas.
Ce n’était pas Lana qui parlait. Edmund était absorbé par son fantasme, mais il essayait de rester concentré sur les bruits qui venaient de la rue, du couloir, ou des appartements voisins. Histoire, de ne pas se faire surprendre. Pourtant, il n’avait rien entendu. Pas le moindre craquement de plancher, de serrure ou de, poignée de porte ne l’avait averti que depuis plusieurs minutes, il n’était plus seul dans l’appartement. Il ouvrit les yeux en sursautant.
- Continuez.
Edmund voulut se lever, sauter sur ses pieds et se reboutonner en essayant de se donner un semblant de dignité, mais il restait figé, la main accrochée à la bite. Il essayait de cacher son sexe et en même temps… En même temps, on ne voyait pas tous les jours surgir devant soi, en pleine masturbation, une femme d’un mètre quatre-vingt vous incitant à prendre votre pied, au lieu de vous traiter de sale pervers, et d’appeler la police. Mais ce qui soudait véritablement les deux membres d’Edmund c’était l’intonation de sa voix. Une voix basse, chaude, qui venait du ventre plus que de la gorge. Une voix autoritaire aussi, sans aucune dureté car c’était inutile. Edmund se dit qu’il devait produire le même effet lorsqu’il braquait son revolver sur un suspect. C’était ça, l’impression qu’elle donnait. Il y avait quelque chose de glacial dans cette voix, d’impérieux. La femme ne portait pas d’arme, mais son « Continuez » ne laissait pas de place à une alternative quelconque.
- Allez ! Continuez…
Edmund se sentit dans une position de totale impuissance. Cette femme avait pris l’ascendant sur lui, c’était net. La situation ne jouait pas en sa faveur, mais il y avait autre chose. Elle lui proposait autre chose. Presque malgré eux, ses doigts se refermèrent à intervalles réguliers sur son sexe. L’extrémité était humide, il avait débandé légèrement, mais c’était doux et chaud. Il prit deux ou trois respirations plus profondes pour se concentrer de nouveau, et sentit le poids de son revolver contre ses côtes. Il n’avait pas grand-chose à craindre, et les minutes qui allaient suivre pouvaient devenir pour plus tard, l’un de ces moments d’érotisme terrible, qui vous sauve n’importe quelle branlette, même la plus désespérée. À coup sûr, ça remplacerait avantageusement Lana et le coach sous la douche, qui lui laissait toujours un goût amer quand il avait terminé.
Il prit le temps de mieux étudier, la créature surnaturelle, mais pas pour la connaître. Il se mit à chercher sur elle, des angles et des prises qui lui permettraient d’accrocher son désir. Elle se tenait droite, immobile, un léger sourire sur le visage. Enfin, Edmund ne savait pas s’il pouvait prendre ça pour un sourire, mais comme un encouragement, c’était à peu près certain. Une fraction de seconde, il se dit qu’elle pouvait très bien attendre qu’il s’oublie pour sortir un couteau et lui trancher la queue, mais la curiosité avait pris le dessus. Il ne fallait pas compter sur le regard de la jeune femme pour l’aider. Il disparaissait derrière une paire de lunettes noires et Edmund n’y vit que le reflet de lui-même, les jambes écartées entre les coussins du canapé. Elle portait une longue robe, moulante, sans décolleté, mais qui soulignait une paire de seins fermes et ronds, trop parfaits pour ne pas être artificiels. Ses bras étaient nus à partir des épaules. Des épaules, saillantes et très musclées. Elle avait des cheveux épais et blonds qui descendaient jusqu’à la cambrure de ses reins. Elle se retourna. Edmund eut l’impression très nette qu’ils se comprenaient. Les fesses tournées vers lui, l’inconnue ne pouvait plus être une menace. Il se relâcha. Son excitation gagna du terrain quand elle fit lentement remonter sa robe le long de ses jambes. Elle se pencha légèrement, un peu comme Lana dans le fantasme d’Edmund, et sa robe s’ouvrait sur un dos nu. Elle avait la peau matte, métisse, et chaque muscle était dur et souligné. En d’autres circonstances, Edmund l’aurait prise pour une ancienne sportive, ou une prof de fitness. Pour lui, ça tombait plutôt bien. Quand la robe fut assez remontée pour découvrir les fesses de la jeune femme, Edmund relâcha son sexe brusquement, exactement comme on libère les écoutes sur un voilier qui dessale. Une seconde de plus et il était trop tard, il eut une sorte d’orgasme avec plusieurs contractions, mais il parvint à contenir son éjaculation. Il voulait profiter encore des jambes immenses de la jeune femme, de ces fesses rebondies et fermes. Sans même les toucher, on devinait qu’elles étaient dures comme de la pierre. Elle tourna son visage vers lui, son menton était un peu fort, plus rectangulaire que rond, mais sa bouche, parfaitement dessinée et rouge incandescent, adoucissait l’ensemble. Le féminisait. Elle s’approcha de lui, s’agenouilla, il était prêt à se laisser faire, il n’attendait même que ça. Elle prit son sexe dans sa main. Des doigts immenses, comme une araignée de chair qui l’emprisonna et se mit à remuer aussi bien, aussi vite même que sa propre main à lui.
Il déboutonna sa chemise, en prenant garde de dissimuler son arme sous sa veste. Il ferma les yeux. Elle accéléra son mouvement. Il était à sa merci. Il le savait, et elle aussi. Une seconde après le plaisir, incapable de réagir, cloué au canapé par la violence de ce qu’il venait de vivre, il pensa : « Je suis à sa pogne. Maintenant tu sais ce que ça signifie. »
Sans trop savoir pourquoi, il resta les yeux fermés encore un instant, de longues secondes, comme s’il était résigné à mourir. Ou du moins, s’il devait mourir, autant que ça soit maintenant. Si cette femme lui veut du mal, si cette femme est une folle, une maniaque, et qu’elle a décidé de le tuer, au moins, je lui aurais laissé une chance. Je lui aurais donné une chance de me tuer. Après, c’est moi qui reprendrais les commandes. Elle libéra son sexe, étonné d’être toujours en vie, petit, mou, agonisant mais en vie. Il y eut un froissement de tissu. Il ne fit pas le moindre geste, se força à garder les yeux clos, et il espéra un instant, qu’elle aurait disparu aussi étrangement quand il les ouvrirait.
Une heure plus tard, il se demanda comment il avait pu avoir peur de cette paumée, de cette larguée de la vie.
- Je viens ici, le matin pour prendre ma douche. Qu’elle avait dit. Après le boulot.
Okay, c’était pas la peine de lui faire un dessin. Edmund Brighton avait fréquenté assez de prostitués pour savoir immédiatement à qui il avait affaire. Il s’étonna même de ne pas l’avoir perçu plus tôt. Aucune femme ne peut être aussi experte dans l’art de l’agitation du poignet si ce n’est pas avec ça qu’elle gagne sa croûte. Edmund se sentait presque rassuré. Il allait pouvoir rapidement reprendre le dessus. Il suffisait de la laisser parler.
- Vous n’avez pas de chez vous ?
- Si, mais c’est une chambre d’hôtel minable à l’autre bout de la ville, et il y a du bordel tout le temps. Ici, c’est calme, et c’est propre.
Calme, Edmund était d’accord, propre ! À moins de vivre dans un carton sous une décharge municipale, ce taudis ne pouvait pas se voir attribuer ce qualificatif. Il resta perplexe un instant.
- La salle de bain, je veux dire.
Il n’avait pas encore visité la salle de bain. La cuisine à elle seule lui aurait donné de quoi faire bosser un labo d’analyse pendant un an. Et même, avec un peu de bol, un chercheur aurait découvert l’existence d’une nouvelle colonie de bactéries endémiques et inconnues jusqu’alors. Alors, la salle de bain, et les chiottes, il n’avait même pas osé y penser.
- Comme plus personne n’habite ici, et que c’est moi qui nettoie.
Incroyable. Edmund se retrouvait devant une pute hygiéniste qui faisait le ménage dans un squat ! Il aurait trouvé l’idée amusante dans n’importe quel appartement, mais en l’occurrence il s’agissait de son indice number one pour élucider une affaire de meurtres. Les rubans jaunes qu’il avait installés un mois auparavant pour interdire le périmètre étaient en lambeaux dans le couloir, et traînaient comme des guirlandes de joyeux anniversaires un lendemain de fête, mais les scellés étaient toujours fixés à l’huisserie de la porte d’entrée. Il les avait brisés lui-même quelques heures plus tôt.
- Comment vous êtes entrée ?
- Je prends l’escalier de secours, et je passe par la fenêtre de la salle de bain. Je veux pas qu’on me voie, ça pourrait attirer du monde. Et j’aimerais bien m’installer… Pas tout de suite… Plus tard.
- Pourquoi plus tard ?
- Ben, quand l’enquête sera finie.
- J’ai vu ouais, qu’il y avait un truc des flics sur la porte, mais je l’ai fait sauter.
Edmund essaya de prononcer le mot « flic » avec le plus de dédain, et de mépris possible, mais il ne se trouva pas très convaincant. Il ne savait pas trop pourquoi, il essayait de cacher son identité à cette fille. Un vieux réflexe. Après tout, on ne savait jamais, elle aurait peut-être entendu parler de quelque chose ou vu quelqu’un. Ça sortirait facilement dans une discussion à bâtons rompus, mais ça mettrait des semaines s’il fallait le raconter à un flic. Le problème, c’était d’enchaîner. Il fallait qu’il se trouve une petite histoire à raconter vite fait, bien fait. Un truc crédible qui explique ce qu’il faisait là, un appartement vide, et juste bon à être détruit, sur un canapé pourri en pleine conversation avec la veuve poignet.
- Et vous qu’est-ce que vous foutez là ?
- Heu… Je suis entrepreneur. Ma société vient de racheter l’immeuble, ils ne savent pas encore s’il faut le détruire ou s’il faut le rénover. Alors, ils m’ont dit de venir pour vérifier l’état des murs, les plomberies, et tout ça…
- C’est pour ça, tout le bordel dans la cuisine, me suis demandé à quoi ça pouvait servir.
- Oui c’est ça, je fais des prélèvements sur le béton, et je calcule les taux d’humidité…
Edmund marqua une pause. On ne calcule pas les taux d’humidité avec une loupe binoculaire, et ne connaissant la jeune femme ni d’Eve, ni d’Adam, il ne fallait peut-être pas la sous-estimer et encore moins, la prendre pour une conne. On peut être pute et avoir une maîtrise de biologie, ça s’est vu, et l’on risque même d’en voir de plus en plus. Mais déjà, la jeune femme semblait ne plus s’intéresser à la partie technique du nouveau métier d’Edmund. Elle s’était dirigée vers la fenêtre, et regardait dehors.
- Et alors, qu’est-ce que vous en dites ?
- De quoi ?
- Ben, vos analyses, vos échantillons. Vous allez le détruire ou quoi cet immeuble ?
- Ah ouais, ben, c’est encore trop tôt pour le dire, je viens de commencer les prélèvements.
Elle se tourna vers lui brusquement, avec un sourire.
- Surtout que si je me fie aux prélèvements que vous étiez en train de faire quand je suis entrée, vous saurez pas si l’immeuble tient encore debout mais vous saurez si vos spermes ont un beau flagelle et une bonne mobilité !
Pour le coup, elle avait foutrement raison, et Edmund sentit sa bite le gratouiller. Ça lui faisait ça chaque fois qu’on le mettait mal à l’aise tout en lui parlant de cul. Il était toujours pris d’une envie soudaine de se gratter les couilles. En se détournant légèrement, il glissa sa main dans sa poche, appuya sur le paquet de cigarettes qui s’y trouvait et soulagea la démangeaison. Discret mais pas assez, et malgré l’alibi du paquet de cigarettes qu’il sortit de sa poche, la jeune femme avait remarqué le manège.
- Et vous faites ça partout où vous aller ? Je sais pas comme une sorte d’habitude, comme un vice. Vous visitez des appartements vides, et vous vous branler. C’est un rite ? je vois tellement de tordus que ce serait pas grand-chose… Vous au moins, vous ne faites de mal à personne.
Il avait un caleçon en tissu d’orties. Il essaya de ne plus y penser, et se défendit mollement.
- Non, non, je vous assure, c’était la première fois, enfin… Peut-être pas la première mais ça m’est pas arrivé souvent. Mais bon, je vais être franc, il y a des jours, vous ne savez pas pourquoi, vous ne pensez qu’à ça, et malheureusement il n’y a pas toujours quelqu’un pour vous aider.
- Je suis votre ange libérateur alors.
- On peut dire ça comme ça.
Cette fois-ci, il fut forcé de sourire. Il y avait une sorte de complicité qui s’installait. Et après tout, il n’y avait aucune honte à se masturber devant une femme. Sauf pour ceux qui s’étaient fait surprendre par leur mère, et en avaient gardé le traumatisme. Et encore, même là, ça ne voulait pas dire qu’il fallait avoir honte, ça voulait juste dire qu’il fallait savoir fermer sa porte à clé.
- Et vous pourquoi vous avez fait ça ?
- Je ne sais pas, comme ça. Je ne voulais pas vous déranger. Et puis… Mais je vous demande rien en échange, si c’est votre question. J’ai bien gagné cette nuit.
Il resta planté un peu bête, debout en face d’elle. Ce n’était pas sa question. La jeune femme imposait le respect, et il ne voulait pas la mettre mal à l’aise. C’était un peu sa faiblesse, il était romantique jusqu’au nauséeux, et il ne pouvait pas s’empêcher d’éprouver pour elle, une certaine forme de « gratitude ». C’était ça, c’était bien le mot qui convenait. De la reconnaissance gratuite.
- Je vais aller me prendre une douche, si ça vous fait rien.
- Heu… Non allez-y, faites comme chez vous.
Il essaya de mettre un accent d’ironie dans cette phrase, mais c’était forcé. Il avait senti brusquement une boule se coincer dans le fond de sa gorge à la seule évocation de cette femme nue sous la douche. Elle avait dû le sentir. Aussi sûr qu’il sentait les truands à 100 mètres, une prostituée sentait le désir à des kilomètres. Le désir fauve, de l’homme-animal.
- Ça ne vous dérange pas si pendant ce temps, je termine mon inspection. Après je vous laisse, il faut que je parte sur un autre chantier.
- Non, non, je vous laisse tâter les murs… Mais, juste un truc. Vous me promettez de pas regarder par le trou de la serrure.
- Ben non, bien sûr ! Je me permettrais pas.
- Mouais… Promis ?
- Alors là, évidemment.
Elle disparut au bout de l’appartement. Il entendit le grincement du robinet, et la tuyauterie se mit à trembler le long des murs. Il ne fallait pas être un expert pour savoir que cet immeuble était foutu, et que la seule chose de bon qui puisse lui arriver, c’était 30 kilos de dynamite et un coup de bulldozer. Il essaya de se concentrer et de reprendre son enquête où il l’avait laissée. Le canapé, la photo, la cuisine crasseuse, Suzana Dirk, et son rejeton… Blix le rejeton maudit. En passant dans le couloir, il pouvait voir, tout au fond, la porte de la salle de bain. Le couloir était sombre, et il n’aurait pas eu besoin de fermer un œil pour regarder par le trou de la serrure. Il n’y avait plus de serrure, mais un trou assez large. La poignée avait été arrachée, et un rayon de lumière blanche jaillissait de la porte. Il suffisait de s’approcher et de se pencher un peu. Il voulait se remettre les idées au clair, mais il n’y avait rien à faire. C’était la rencontre la plus troublante et la plus surprenante qu’il eût faite avec une femme, et quelle femme ! La plus directe aussi, et au fond, la seule chose dont il avait envie à ce moment-là, c’était de la rejoindre et de lui faire l’amour sous la douche. Elle, cambrée en avant, la main sur le carrelage ébréché et lui derrière dans le rôle du coach. Il y eut comme un court-circuit dans son cerveau avant qu’il n’aille plus loin. Il se demanda dans l’ordre comment le chauffe-eau pouvait encore fonctionner après toutes ses années, ou si elle se lavait à l’eau froide, puis il se fit la réflexion suivante : « C’est quand même bizarre, qu’on puisse être pute, et pudique. » D’une certaine manière, ça la rendait encore plus désirable, plus mystérieuse aussi. Il avait déjà hâte qu’elle sorte de la salle de bain, mais Edmund eut le sinistre pressentiment qu’elle n’en ressortirait pas, et qu’il ne la reverrait jamais, ou alors, comme on dit, dans une autre vie.
A suivre...
Crimes aveugles 2
« Ah ! Suzana Dirk était belle. » La photo écornée qu’Edmund Brighton trouva entre les coussins du canapé le confirmait. Sur cette photo, Suzana doit avoir un peu plus de vingt ans. Elle porte un short et un t.shirt rose et violet au nom de son université. On devine trois copines derrière elle qui sourient, mais l’objectif ne leur est pas destiné. Il n’y a que Suzana qui intéresse le photographe. Edmund se demande qui a pris cette photo. Peut-être un des petits amis de Suzana. Elle en avait plusieurs à l’époque. D’ailleurs, étrangement, son regard bleu semble chercher quelqu’un. Quelqu’un qui passe derrière le photographe, un peu sur sa droite. Et son sourire, bourré de charme et de sensualité, ne s’adresse pas, c’est certain à l’appareil photo.
« Je t’aime, mais je ne suis pas l’homme que tu regardes. » Edmund connaissait bien cette phrase résignée qui lui tournait dans le crâne depuis plusieurs mois. Il avait suffi d’un dérapage. D’un grain de sable dans les pignons bien huilés de son histoire d’amour avec Lana. Ça s’était passé au club de gym, sur un vélo d’entraînement. D’une manière très innocente, Lana avait raconté à Edmund un truc incroyable qui lui était arrivé pendant une séance de Body Bike. C’était vers la fin du cours, la musique était poussée à fond, avec des basses tonitruantes comme dans une boîte de nuit. Elle était épuisée, et elle forçait comme une dingue pour gravir un col de troisième catégorie sur son vélo statique. Le coach voyait bien qu’elle faiblissait. Elle était en sueur, le visage rouge, le cou surtout, et la naissance de sa poitrine dans une brassière blanche Everlast.
« C’est là que ça s’est passé. » qu’elle a dit.
Elle disait qu’elle sentait le vélo vibrer entre ses jambes, la selle entre ses cuisses. Elle souffrait, les muscles brûlés par le carbone, mais elle s’accrochait coûte que coûte, et en même temps, la douleur était bonne. Mais ce qui l’a vraiment excité, c’était la voix de son coach. Il s’est approché d’elle, et s’est mis à lui gueuler dans les oreilles comme un sergent recruteur de la Navy. Sauf que le sergent-chef mesure un mètre quatre vingt-cinq et que c’est un ancien joueur de foot américain, des cheveux bruns très courts, et des yeux gris. Il porte le même t.shirt gris que Rocky, sans manche, et il a toujours une nappe de sueur sur le torse et dans le dos. Il a la peau mate, mais c’est pas des U.V, c’est vraiment le soleil parce qu’il part tous les six mois pour faire du surf.
Il s’est penché sur Lana, et il lui a braillé un tas de trucs pour qu’elle aille jusqu’en haut du col.
« Allez Lana ! C’est pas le moment de me décevoir ! Tu le vois le sommet de cette putain de montagne ! Hein Lana ! Tu vas pas me lâcher ! Accroche-toi, t’es la plus belle Lana, t’es la plus forte ! Tu vas lui casser la gueule à ce putain de pic de merde ! Il est à toi Lana, allez, allez, accroche-toi, vas-y, viens, continue, appuie ! Encore, encore ! »
Et tout un tas de conneries du même genre, mais Lana dit qu’elle s’est senti transcender. Qu’elle n’avait jamais ressenti un truc pareil.
- Je sais que c’est super basique, que c’est primaire, mais ça m’a fait un truc, je ne sentais plus mon corps, juste la selle entre mes jambes, et sa voix. Même la musique, je l’entendais plus. Il me restait trois cents mètres à faire, et il a commencé à me parler plus doucement. J’étais super contractée, j’avais mal à la nuque, partout, je me déhanchais sur le vélo, je voulais y arriver, je pensais plus à rien, mais je sentais bien que quelque chose allait se produire. C’est là, tu vois, quand il a posé ses mains sur moi, pour me masser les épaule. J’arrivais au bout, j’ai senti toute la tension se relâcher d’un seul coup, et je me suis pliée en deux sur le guidon en soufflant fort. Je te jure Edmund, j’ai pas pu me retenir, j’ai eu un orgasme sur mon vélo, au beau milieu de la salle de gym.
- T’as joui devant lui ?
- Ben oui, mais ce gros con, il ne s’est aperçu de rien, enfin, je crois… J’espère.
Après le grand con, comme elle disait, lui a caressé la nuque. Enfin, il a juste laissé traîner sa main près des petits cheveux ras, là où ça chatouille le plus. Là, où n’importe qui a des frissons. Lana a gardé son visage enfoui dans ses bras sur le guidon, pour reprendre sa respiration. Enfin, pour s’en remettre, mais elle n’était pas dupe, et lui non plus. Il n’y avait qu’à jeter un œil sur le short en lycra moulant du sergent-chef. Évidemment, ça, Edmund, n’avait jamais réussi à le lui faire admettre, mais il n’était pas flic pour rien. Et la voix innocente, presque candide de Lana quand elle lui avait raconté cette histoire, était pour lui, le plus terrible des aveux.
Pour éviter de souffrir, et de se ronger de jalousie, il avait décidé d’en fabriquer un fantasme. Comment, avait-il pu s’allonger sur ce canapé infect, et déboutonner son pantalon dans ce taudis, il n’en savait rien. C’était peut-être les gros seins de Suzana Dirk sous son t.shirt. La perversion dans son regard aussi. Le fait qu’elle regarde un autre type, au moment même, où celui qui se croit être son petit copain fait une photo d’elle, qui l’avait excité. En tout cas, il repensait à Lana, et à son coach, à ce moment d’érotisme qu’il devait se contenter de vivre, de revivre et de recréer en s’astiquant la queue. Pourtant, c’était vraiment le dernier endroit du monde où il fallait faire ça. Non, c’était ni l’endroit, ni le moment…
A suivre...
Crimes aveugles
Blix faisait partie de ces enfants qui n'auraient jamais dû naître, ne serait-ce qu'au regard de leur propre mère. Cette erreur qu'il avait commise bien malgré lui, à son corps défendant, il devait non seulement la regretter toute sa vie, mais il allait, avec une ardeur peu commune la faire chèrement payer aux hommes.
La cervelle de sa mère grouillait des vers que l'alcool et l'usage intensif des prosacs avaient nourris. Chaise et bras pendants elle fixait obstinément le napperon de plastique vert qui flottait comme un nénuphar dérisoire sur le formica graisseux de la table de cuisine. Ce napperon ne servait à rien, il était là comme elle était là. L'un en face de l'autre, ils ne trouvaient rien à se dire.
Le napperon était à lui seul un véritable écosystème, elle devinait cette agitation grouillante, de mouches, de cafards et de minuscules larves blanchâtres qui dévoraient les restes graisseux, les microscopiques fragments de nourriture, d'ongles, et de peau retenues dans la dentelle plastique tel un miel de moisissures dans les alvéoles d'un nid d'abeilles.
Qu'espérait-il donc découvrir en dehors de cette faune lorsqu'il décidât d'inspecter à la loupe binoculaire ce vieux napperon en plastique vert ? il n'en savait rien, mais cela lui rappela la phrase fétiche de la mère de Blix :
« Ils se bouffent entre eux. » Cette phrase, c'était le coucou macabre de son horloge interne, le leitmotiv de sa schizophrénie. De fait, Edmund Brighton, pouvait le constater : sa cécité n'empêchait pas Suzana Dirk de voir, de deviner l'orgie macrobiotique à laquelle se livraient dans la plus grande sauvagerie, les acariens de son napperon.
Dans la pièce voisine, coincé au fond du vieux sofa de velours marron, percé, usé, déchiré, ouvert comme une veste d'épouvantail, Blix dormait tout nu et tout petit. Il ne savait alors ni parler, ni marcher, ni rien faire qui puisse lui donner un minimum d'autonomie. Mais cette impuissance, ce handicap qu'on ne pouvait en toute bonne foi, imputer qu'à son extrême jeunesse n'était pas une excuse recevable aux yeux de sa mère. Blix avait faim, Blix avait froid, Blix voulait bouger, Blix faisait ses petites et ses grosses commissions, et Blix en toutes ces sortes de choses avait besoin de quelqu'un accessoirement, et de sa mère en particulier. Le faon se lève quelques minutes après sa naissance et apprend aussitôt à tirer parti de ses pattes frêles et flageolantes. Le petit d'homme n'a pas cette faculté ; elle est longue à venir l'heure de l'indépendance !
« On se bat toujours dans un univers qui ne nous appartient pas et auquel on voudrait ne pas appartenir… » se disait Edmund Brighton en continuant son inspection du taudis qui avait servi de cocon insalubre à la larve qu’était Blix, quelques années auparavant.
Deux ridicules petits pieds dépassent des accoudoirs en se frottant énergiquement l'un contre l'autre ; Blix est réveillé. Son visage rouge se plisse de grosses rides. Il accomplit un gros effort. Pour corser l'épreuve il tente mais en vain de faire entrer son poing dans sa bouche. Il tord sa petite main, appuie de toutes ses forces mais sa main heurte obstinément la paroi rose sang de ses jeunes gencives. Bientôt il pousse un faible gémissement. Ce premier cri s'étouffe dans sa gorge en un imperceptible sanglot comme un hoquet. Il est suivi par trois petits cris stridents, plus puissants, plus aigus. Au bout d'une minute Blix finit par hurler, il hurle de tout l'air que peuvent contenir ses poumons à peine plus gros qu’un sachet de bonbons. Sans relâche, les murs vibrent des fréquences les plus hautes que libèrent ses cordes vocales. Ses cris sont les mêmes que ceux qu'il poussa lors de sa venue au monde, répondant à une douleur brutale, foudroyante. La douleur qui accompagne la mort comme une sœur, ne vous offre pas une seconde de répit, elle plonge son aiguillon au coeur de votre poitrine et vous marque à jamais du sceau de la terreur. Dagyde embryonnaire vous recevez votre première aiguille. Hurlements suraigus, insupportables, sirène affolée que toute mère essaierait d'apaiser, de taire au plus vite.
Hypnotisée par son napperon, elle n'eut sur le visage pas le moindre frémissement. Ses yeux étaient deux billes blanches et translucides qui obturaient le néant. Son spectre aurait semblé plus vivant qu'elle.
Ce fantôme exténué, Edmund Brigthon sentait encore sa présence nocive comme une fuite de gaz. La cuisine se dressait entre quatre murs plus hauts que larges, autrefois peints d'un vert que le temps avait usé et délavé, ils étaient à présent si érodés que le plâtre et la brique tenaient une place d'honneur dans la décoration. Et ce qui dans certains appartements de Palm Beach passait pour des signes évidents de bon goût, de soucis d’espace clair et de sobriété, ne reflétait ici que la plus sûre pauvreté. Les murs comme des palissades n'accueillaient la lumière du jour que par une seule fenêtre surmontée de persiennes. La mère de Blix ne les ouvrait jamais. L’air était vicié, même maintenant, vingt-sept ans plus tard. L’appartement miteux était mort asphyxié. L’odeur de pourriture, de quartiers de viandes avariées dans le fond d’un bac à légume, d’alcool, de cigarette, de merde et de gerbes laissées n’importe où, remontait du sol. Edmund Brigthon avait souvent déterré des cadavres, victimes de meurtre, retrouvés des mois après leur mort, et cette cuisine puait autant qu’un corps corrompu, liquéfié. Il fit un effort pour retenir son déjeuner. Il se demanda ce qu’il était venu faire ici. Il était le seul flic de la brigade criminelle à croire qu’il y avait un lien entre ce vieil appartement insalubre et la série de meurtres qui ensanglantaient la ville.
Suzana Dirk se leva brusquement. À chaque minute de plus qui s’écoule dans notre vie, le champ des possibles s’amenuise. Pour Blix, âgé de huit mois, le cul plein de merde, et les yeux plein de larmes, le champ des possibles allait se réduire dangereusement. Sa mère venait d’entrer dans le salon.
A suivre...