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Les contes égarés

1 novembre 2005

Crimes aveugles 4

Le temps s’écoule comme les gouttes d’eau d’une clepsydre ébréchée. Trop vite, trop lourdes. La jeune femme était sous la douche depuis une bonne demi-heure. Edmund se demandait ce qu’elle pouvait bien foutre. La tentation était grande de s’approcher et de jeter un coup d’œil rapide par le judas improvisé qu’était cette déchirure dans la porte. C’était une pulsion humaine, animale, voir, voir, voir, entrer de plain-pied dans l’intimité d’une femme, apercevoir la pointe d’un sein, ou la rondeur mate et ferme de ses fesses. Sa lampe torche allumée comme une balise, il s’avança d’un pas discret dans le couloir. Faisant mine d’inspecter les conduites d’eau si jamais elle sortait de la salle de bain alors qu’il se dirigeait vers la porte, comme un félin se prépare à choper une gazelle Thompson. L’eau coulait toujours. « C’était la pute la plus propre de toutes les rues de la ville, belle et pure comme une vestale. » pensa Edmund. Il lui suffisait de se pencher pour jeter par la brèche, ce coup d’œil furtif, ce coup d’œil volé, innocent et criminel. Ce n’était pas seulement un voyeur qui se pencha en avant, Edmund le savait, c’était aussi, et surtout, le flic. Il y avait une différence entre voir et observer, et pour Edmund qui passait son temps à fourrer ses pattes dans l’intimité des gens, cette différence qui rendait excusable de tels actes, c’était le boulot. Son boulot à lui. Son boulot de flic sur la tangente. Cet équilibre à tenir entre la recherche d’un coupable et la présomption d’innocence. Pour trouver un coupable il fallait s’immiscer dans les tréfonds de la vie de dizaines d’innocents. Et parfois, cette fouille le salissait bien plus que l’arrestation du criminel lui-même. Les grands assassins, les voleurs d’exception, les meurtriers étaient souvent propres comme neige fraîchement tombée. Ils étaient impeccables, purs, lisses. Pas un seul cheveu dans le lavabo, pas un seul poil de cul, pas une tache de ketchup sur le col ou la cravate. Respectables, intouchables, insoupçonnables. Propres, aussi propres que cette pute aux jambes de gazelles qui devaient fondre sous l’eau à force de s’y savonner. Trop propre. Un bon criminel, toute la merde est en dedans. Il n’y a que les pauvres types, les tocards, les tolars récidivistes pour se vautrer chez eux dans la merde qui leur tient lieu de cerveau. Un frisson glacé lui parcourut la nuque quand il plaça son œil pile en face de l’orifice. Un frisson de trouille, un frisson humide, un courant d’air froid, aussi aigu qu’une lame de couteau. Les vraies peurs viennent de ce que nous ne voyons pas. De l’obscurité, du néant. Ne rien voir, être aveugle en plein jour, voilà la terreur. Et la baignoire était vide. Le jet coulait sur un être invisible. La jeune pute avait disparu. Edmund enfonça la porte. Il n’avait rien entendu, la fenêtre à guillotine était ouverte. Pour s’échapper et quitter cette salle de bain, il fallait être un ange, une fée, bref avoir deux ailes dans le dos ou alors s’écraser tête la première dans la ruelle étroite, quatre étages plus bas. À moins, à moins de… Edmund se pencha par la fenêtre, il y avait deux types qui discutaient près d’une Ford Thunderbird, ou dealaient dieu savait quelle saloperie, et une silhouette sombre qui s’éloignait d’un pas tranquille et qui tourna à l’angle du bâtiment. Ce n’était pas la silhouette d’une femme, et certainement pas celle de sa Naïade. Il examina de plus près la façade… C’était ça, il y avait bien un moyen de s’échapper de l’appartement. Il fallait se poster sur le rebord de la fenêtre, et faire un bond sur le côté de plus de trois mètres pour s’accrocher aux barreaux de l’échelle de secours. Mais pas avec des talons hauts, pas avec un sac à main, pas avec une jupe étroite et courte. Ça, Edmund en était certain, à moins que l’immeuble soit en feu prêt à s’effondrer, personne ne se jetterait de cette fenêtre pour se pendre à une échelle rouillée, prête à se casser la gueule au premier coup de vent. Il fallait être dézingué, et cette nana avait l’air paumée mais pas suicidaire. Pourtant, c’était la seule explication ou alors c’était le mystère de la chambre jaune, et Edmund n’était pas venu dans cet appartement pourri pour résoudre cette énigme. Il se mit à inspecter la salle de bain, à la recherche d’un indice. Une serviette blanche immaculée séchait sur le rebord de la baignoire. Il la prit dans ses mains. Elle était humide mais pas trempée. De toute évidence, la jeune femme ne s’en était pas servie pour se sécher après sa douche. Elle s’était juste lavé les mains. À part ça, rien. Edmund sentait son cœur battre au fond de son ventre. Un mélange d’angoisse et d’excitation. Il savait maintenant ce qu’il cherchait dans ce foutu appartement. La première chose à faire était de vérifier sa théorie. Pour s’échapper par la fenêtre, il fallait que quelqu’un lui soit venu en aide, que quelqu’un l’ait attendu en bas dans la rue. Un quelqu’un qui l’attendait depuis le début et qui l’avait envoyé en reconnaissance. Un quelqu’un qui avait l’habitude de venir là régulièrement. Un quelqu’un qui connaissait parfaitement l’immeuble et qui voulait savoir ce qu’un flic foutait chez lui. Chez lui, car ce quelqu’un c’était Blix ! Edmund en était certain, ça ne pouvait être personne d’autre. Il serra les dents, rageur. « La silhouette, la silhouette sombre à l’angle de la rue ! Bien sûr évidemment ! » Courir, le rattraper ! Se jeter flingue en avant à travers la foule, boucler le quartier, rameuter des patrouilles. Se bouger le cul maintenant avant que la proie ne disparaisse pour toujours, et leur échappe. C’était pas le moment de se poster à la fenêtre du salon et de s’allumer une cigarette. C’était pas le moment de regarder les lumières roses du ciel et de s’extasier devant les antennes de télévision en contre-jour noir, plantées sur les toits comme des arbustes calcinés après un feu de brousse. C’était pas le moment, mais Edmund avait du mal à faire les choses au bon moment. Dans le bon timing. En retard tout le temps, en décrochage permanent avec le réel. Ponctuel quand ça ne servait à rien, en retard quand l’enjeu comptait. Pour s’en sortir quand on est flic avec un tel handicap, on compense. On compense tout le temps. On pose des pièges et l’on attend. On compte sur la chance aussi, on se rassure, on serre les fesses, et on prie n’importe quoi, n’importe qui, en espérant que ça va passer. En espérant qu’on parviendra, une fois de plus, à s’en sortir à la dernière minute, en donnant un dernier coup de collier, une dernière impulsion. Il ne suffisait pas d’être à l’heure pour s’en sortir dans la vie. Il fallait être capable de s’arracher au bon moment, rattraper le temps ou les voleurs au vol. C’était un truc qu’il avait vu souvent dans les documentaires sur les fauves. Quand elles coursent un gnou, les lionnes ont toujours l’air en retard, toujours un peu à la traîne, à la ramasse, et au dernier moment, alors que le gnou croit qu’il peut ralentir un peu, reprendre son souffle, elles poussent une ultime accélération et donne le coup de patte meurtrier qui renversera le gnou dans la poussière. Les guépards font ça eux aussi. Et Edmund était de cette trempe. Planté devant la fenêtre, fumant tranquillement une cigarette, il savait que de s’exciter n’aurait servi à rien. D’une part, personne ne croyait que Blix, inconnu à ce jour des services de police, et n’ayant sur son fichier qu’une seule note récupérée auprès d’un foyer psychiatrique, pouvait être l’auteur des meurtres. D’autre part se lancer à sa poursuite c’était prouver qu’il était recherché, en somme, la plus grosse connerie à faire pour le voir se planquer comme une mangouste dans son terrier, ou qu’il prenne le premier avion et qu’on ne remette jamais la main dessus. La fille lui dirait sans doute qu’un simple employé de la ville inspectait l’appartement. Elle n’avait pas vu le flingue, il n’avait pas dit qu’il était flic. Même si Blix flairait l’arnaque, il manquait de preuve pour se mettre franchement sur ses gardes s’il était coupable, ou s’il avait un lien avec cette affaire. Une affaire qu’il allait falloir résoudre d’une manière ou d’une autre. Une affaire morbide, inacceptable, putride qui allait plonger la ville dans une psychose collective, naturelle et irrépressible, si les flics n’arrêtaient pas l’enfant de putain responsable de ce bain de sang. Et pour l’instant, la police avançait les pieds collés au mazout. Elle ne suivait aucune piste et donc les suivait toutes. On brassait pas mal d’air, on interrogeait des tonnes de témoins, on récoltait que dalle, et on passait pour des cons. Seul l’inspecteur Edmund Brighton avait une piste et s’y tenait, mais en douce. Il suivait son intuition sans faire de vague, n’en parlait pas à ses supérieurs. Ses supérieurs l’attendaient ailleurs. Pour le moment, il devait enregistrer les preuves et les témoignages, foutre tout ça en vrac dans la bécane en espérant qu’un logiciel doté d’une formule algorithmique magique, fécondée d’une giclure de théorie du chaos allait sortir le numéro gagnant du loto. Autrement dit, un suspect avec nom, adresse et numéro de téléphone. Après y aurait plus qu’à. Mais Edmund avait son idée et son idée il ne la lâchait pas même si on se foutait de sa gueule et qu’on le prenait pour le dernier des crétins ce qu’il était bon gré mal gré, bien souvent. Il faut dire que son suspect à lui avait un sérieux alibi et qu’il fallait être cinglé pour croire que Blix pouvait être l’auteur de crimes en série parfaits, commis sans laisser la moindre trace ou le moindre indice. La sentence de son patron résonnait encore aux oreilles d’Edmund : - Edmund, vous êtes un con, tout ce qu’on sait de votre gars, comment qu’il s’appelle déjà ? - Blix. - C’est ça, Blix Dirk. Tout ce qu’on sait sur votre corniaud de Blix, c’est qu’il est aveugle depuis sa naissance ! Alors comment vous pouvez penser une seule seconde qu’il est capable de trucider toutes ces femmes sans se faire remarquer ! Ce gars-là doit se prendre les pieds dans son tapis dix fois par jour, il doit pisser à côté de la cuvette des chiottes une fois sur deux et vous voudriez qu’il entre chez n’importe qui pour y faire sa petite affaire sans laisser de traces, non mais vous rigolez ou quoi ! Vous êtes un con Edmund ! Vous êtes flic, et en plus vous êtes un con ! Vous le voyez entrer sans effraction chez la victime avec sa canne blanche ! Edmund regarda ses pompes un instant avant d’ajouter un peu penaud : - Il n’est pas aveugle de naissance. - Et alors qu’est-ce que vous voulez que ça me foute. Votre gus, il y voit que dalle, pas plus que vous y verriez dans le trou du cul de votre mère ! Un aveugle avec des yeux de mérou avarié, même un gamin l’aurait repéré ! Allez foutez-moi le camp ou je vous sacque pour de bon. Edmund était sorti du bureau amer, et stupide. Lâche aussi. C’est beau de croire à ses convictions et Edmund n’avait aucune conviction. Si sa relation avec Lana n’avait pas commencé à tourner de l’œil, il aurait laissé tomber. Il se serait mis derrière son bureau et n’aurait jamais plus ouvert sa gueule sur cette affaire. Mais l’appartement et leur vie de couple, parce qu’il fallait bien reconnaître que ça s’appelait une vie de couple, étaient devenus invivables. Invivables depuis qu’une pastille bleue plantée dans un morceau de plastique blanc, s’était allumée sous un jet de pisse bourré d’œstrogène, pour lancer l’alerte. Lana était enceinte de trois semaines, et elle sortait un couteau de cuisine vachement bien aiguisé, chaque fois qu’Edmund avait le malheur de prononcer le mot avortement. Il avait besoin de faire le point. C’était dégueulasse de la laisser toute seule dans un moment pareil, c’était infect de transformer ce moment de bonheur en vomissure, mais Edmund n’y pouvait rien. Ce gamin, il ne se sentait pas en état de lui dire « Vas-y ramène ta fraise mon petit gars ! Tu vas voir la vie, c’est le charnier géant, les enfers à portée de main, mais tu pourras bien te marrer avec les filles dès que tu sauras biberonner autre chose que du Gallia premier âge. » Edmund, dépité, jeta sa cigarette qui descendit en rougeoyant comme une luciole artificielle le long du mur. C’était le moment de descendre, et de confirmer sa théorie. Il devait vérifier si l’échelle de secours n’était pas hors d’usage, et si dépliée, on pouvait s’y raccrocher depuis la fenêtre de la salle de bain. Ça promettait d’être casse-gueule mais jouable. Fallait aussi qu’il se trouve à bouffer, Edmund n’était pas prêt de quitter l’appartement. Il se vit un instant comme une mygale dans son nid refermé par un clapet de terre. Blix ne se douterait pas qu’un flic puisse ne pas rentrer à 19h00 retrouver sa femme et ses gosses, et préfère l’attendre, lui, planqué au fond d’un appartement miteux suintant l’urine depuis une décennie. Le problème avec Blix, c’est qu’il n’était jamais là, où on l’attendait. Et même s’il passait près de vous, rien ne disait que vous seriez capable de le voir. Dans le monde de Blix, tous les hommes étaient aveugles, sauf lui. Ce n’était pas une simple vue de l’esprit. Comme Blix ne se voyait pas lui-même, il était convaincu d’être invisible, protégé par un charme, et se demandait bien souvent, s’il existait seulement. Ou alors, il se demandait si les autres existaient, mais à son contact, de toute façon, ils n’existaient jamais longtemps.
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1 septembre 2005

Crimes aveugles 3

Chapitre 2

Le plaisir était proche, et sa main vibrait sur son sexe à une vitesse telle, qu’aucune femme n’avait jamais réussi à aller aussi vite que lui. Mais c’était le seul moyen qu’il eût trouvé pour se faire jouir en se masturbant. 50% de fantasme, 50% de mécanique. Il était dans les douches avec Lana et son coach, et Lana, cambrée très fort, une main en appuie sur le carrelage rouge, offrait ses fesses de telle manière qu’il n’y eût aucun doute à avoir sur la trajectoire à suivre. Elle se caressait  en même temps, et suppliait qu’on la prenne.

-         Ne vous arrêtez pas.

Ce n’était pas Lana qui parlait. Edmund était absorbé par son fantasme, mais  il essayait de rester concentré sur les bruits qui venaient de la rue, du couloir, ou des appartements voisins. Histoire, de ne pas se faire surprendre. Pourtant, il n’avait rien entendu. Pas le moindre craquement de plancher, de serrure ou de, poignée de porte ne l’avait averti que depuis plusieurs minutes, il n’était plus seul dans l’appartement. Il ouvrit les yeux en sursautant.

-         Continuez.

Edmund voulut se lever, sauter sur ses pieds et se reboutonner en essayant de se donner un semblant de dignité, mais il restait figé, la main accrochée à la bite. Il essayait de cacher son sexe et en même temps… En même temps, on ne voyait pas tous les jours surgir devant soi, en pleine masturbation, une femme d’un mètre quatre-vingt vous incitant à prendre votre pied, au lieu de vous traiter de sale pervers, et d’appeler la police. Mais ce qui soudait véritablement les deux membres d’Edmund c’était l’intonation de sa voix. Une voix basse, chaude, qui venait du ventre plus que de la gorge. Une voix autoritaire aussi, sans aucune dureté car c’était inutile. Edmund se dit qu’il devait produire le même effet lorsqu’il braquait son revolver sur un suspect. C’était ça, l’impression qu’elle donnait. Il y avait quelque chose de glacial dans cette voix, d’impérieux. La femme ne portait pas d’arme, mais son « Continuez » ne laissait pas de place à une alternative quelconque.

-         Allez ! Continuez…

Edmund se sentit dans une position de totale impuissance. Cette femme avait pris l’ascendant sur lui, c’était net. La situation ne jouait pas en sa faveur, mais il y avait autre chose. Elle lui proposait autre chose. Presque malgré eux, ses doigts se refermèrent à intervalles réguliers sur son sexe. L’extrémité était humide, il avait débandé légèrement, mais c’était doux et chaud. Il prit deux ou trois respirations plus profondes pour se concentrer de nouveau, et sentit le poids de son revolver contre ses côtes. Il n’avait pas grand-chose à craindre, et les minutes qui allaient suivre pouvaient devenir pour plus tard, l’un de ces moments d’érotisme terrible, qui vous sauve n’importe quelle branlette, même la plus désespérée. À coup sûr, ça remplacerait avantageusement Lana et le coach sous la douche, qui lui laissait toujours un goût amer quand il avait terminé.

Il prit le temps de mieux étudier, la créature surnaturelle, mais pas pour la connaître. Il se mit à chercher sur elle, des angles et des prises qui lui permettraient d’accrocher son désir. Elle se tenait droite, immobile, un léger sourire sur le visage. Enfin, Edmund ne savait pas s’il pouvait prendre ça pour un sourire, mais comme un encouragement, c’était à peu près certain. Une fraction de seconde, il se dit qu’elle pouvait très bien attendre qu’il s’oublie pour sortir un couteau et lui trancher la queue, mais la curiosité avait pris le dessus. Il ne fallait pas compter sur le regard de la jeune femme pour l’aider. Il disparaissait derrière une paire de lunettes noires et Edmund n’y vit que le reflet de lui-même, les jambes écartées entre les coussins du canapé. Elle portait une longue robe, moulante, sans décolleté, mais qui soulignait une paire de seins fermes et ronds, trop parfaits pour ne pas être artificiels. Ses bras étaient nus à partir des épaules. Des épaules, saillantes et très musclées. Elle avait des cheveux épais et blonds qui descendaient jusqu’à la cambrure de ses reins.  Elle se retourna.  Edmund eut l’impression très nette qu’ils se comprenaient.  Les fesses tournées vers lui, l’inconnue ne pouvait plus être une menace. Il se relâcha. Son excitation gagna du terrain quand elle fit lentement remonter sa robe le long de ses jambes. Elle se pencha légèrement, un peu comme Lana dans le fantasme d’Edmund, et sa robe s’ouvrait sur un dos nu.  Elle avait la peau matte, métisse, et chaque muscle était dur et souligné. En d’autres circonstances, Edmund l’aurait prise pour une ancienne sportive, ou une prof de fitness. Pour lui, ça tombait plutôt bien. Quand la robe fut assez remontée pour découvrir les fesses de la jeune femme, Edmund relâcha son sexe brusquement, exactement comme on libère les écoutes sur un voilier qui dessale. Une seconde de plus et il était trop tard, il eut une sorte d’orgasme avec plusieurs contractions, mais il parvint à contenir son éjaculation. Il voulait profiter encore des jambes immenses de la jeune femme, de ces fesses rebondies et fermes. Sans même les toucher, on devinait qu’elles étaient dures comme de la pierre. Elle tourna son visage vers lui, son menton était un peu fort, plus rectangulaire que rond, mais sa bouche, parfaitement dessinée et rouge incandescent, adoucissait l’ensemble. Le féminisait. Elle s’approcha de lui, s’agenouilla, il était prêt à se laisser faire, il n’attendait même que ça.  Elle prit son sexe dans  sa  main. Des doigts immenses, comme une araignée de chair qui l’emprisonna et se mit à remuer aussi bien, aussi vite même que sa propre main à lui.

Il déboutonna sa chemise, en prenant garde de dissimuler son arme sous sa veste. Il ferma les yeux. Elle accéléra son mouvement. Il était à sa merci. Il le savait, et elle aussi. Une seconde après le plaisir, incapable de réagir, cloué au canapé par la violence de ce qu’il venait de vivre, il pensa : « Je suis à sa pogne. Maintenant tu sais ce que ça signifie. »

Sans trop savoir pourquoi, il resta les yeux fermés encore un instant, de longues secondes, comme s’il était résigné à mourir. Ou du moins, s’il devait mourir, autant que ça soit maintenant. Si cette femme lui veut du mal, si cette femme est une folle, une maniaque, et qu’elle a décidé de le tuer, au moins, je lui aurais laissé une chance. Je lui aurais donné une chance de me tuer. Après, c’est moi qui reprendrais les commandes. Elle libéra son sexe, étonné d’être toujours en vie, petit, mou, agonisant mais en vie. Il y eut un froissement de tissu. Il ne fit pas le moindre geste, se força à garder les yeux clos, et il espéra un instant, qu’elle aurait disparu aussi étrangement quand il les ouvrirait.

Une heure plus tard, il se demanda comment il avait pu avoir peur de cette paumée, de cette larguée de la vie.

-         Je viens ici, le matin pour prendre ma douche. Qu’elle avait dit. Après le boulot.

Okay, c’était pas la peine de lui faire un dessin. Edmund Brighton avait fréquenté assez de prostitués pour savoir immédiatement à qui il avait affaire. Il s’étonna même de ne pas l’avoir perçu plus tôt. Aucune femme ne peut être aussi experte dans l’art de l’agitation du poignet si ce n’est pas avec ça qu’elle gagne sa croûte. Edmund se sentait presque rassuré. Il allait pouvoir rapidement reprendre le dessus. Il suffisait de la laisser parler.

-         Vous n’avez pas de chez vous ?

-         Si, mais c’est une chambre d’hôtel minable à l’autre bout de la ville, et il y a du bordel tout le temps. Ici, c’est calme, et c’est propre.

Calme, Edmund était d’accord, propre ! À moins de vivre dans un carton sous une décharge municipale, ce taudis ne pouvait pas se voir attribuer ce qualificatif. Il resta perplexe un instant.

-         La salle de bain, je veux dire.

Il n’avait pas encore visité la salle de bain. La cuisine à elle seule lui aurait donné de quoi faire bosser un labo d’analyse pendant un an. Et même, avec un peu de bol, un chercheur aurait découvert l’existence d’une nouvelle colonie de bactéries endémiques et inconnues jusqu’alors. Alors, la salle de bain, et les chiottes, il n’avait même pas osé y penser.

-         Comme plus personne n’habite ici, et que c’est moi qui nettoie.

Incroyable. Edmund se retrouvait devant une pute hygiéniste qui faisait le ménage dans un squat ! Il aurait trouvé l’idée amusante dans n’importe quel appartement, mais en l’occurrence il s’agissait de son indice number one pour élucider une affaire de meurtres. Les rubans jaunes qu’il avait installés un mois auparavant pour interdire le périmètre étaient en lambeaux dans le couloir, et traînaient comme des guirlandes de joyeux anniversaires un lendemain de fête, mais les scellés étaient toujours fixés à l’huisserie de la porte d’entrée. Il les avait brisés lui-même quelques heures plus tôt.

-         Comment vous êtes entrée ?

-         Je prends l’escalier de secours, et je passe par la fenêtre de la salle de bain. Je veux pas qu’on me voie, ça pourrait attirer du monde. Et j’aimerais bien m’installer… Pas tout de suite… Plus tard.

-         Pourquoi plus tard ?

-         Ben, quand l’enquête sera finie.

-         J’ai vu ouais, qu’il y avait un truc des flics sur la porte, mais je l’ai fait sauter.

Edmund essaya de prononcer le mot « flic » avec le plus de dédain, et de mépris possible, mais il ne se trouva pas très convaincant. Il ne savait pas trop pourquoi, il essayait de cacher son identité à cette fille. Un vieux réflexe. Après tout, on ne savait jamais, elle aurait peut-être entendu parler de quelque chose ou vu quelqu’un. Ça sortirait facilement dans une discussion à bâtons rompus, mais ça mettrait des semaines s’il fallait le raconter à un flic. Le problème, c’était d’enchaîner. Il fallait qu’il se trouve une petite histoire à raconter vite fait, bien fait. Un truc crédible qui explique ce qu’il faisait là, un appartement vide, et juste bon à être détruit, sur un canapé pourri en pleine conversation avec la veuve poignet.

-         Et vous qu’est-ce que vous foutez là ?

-         Heu… Je suis entrepreneur. Ma société vient de racheter l’immeuble, ils ne savent pas encore s’il faut le détruire ou s’il faut le rénover. Alors, ils m’ont dit de venir pour vérifier l’état des murs, les plomberies, et tout ça…

-         C’est pour ça, tout le bordel dans la cuisine, me suis demandé à quoi ça pouvait servir.

-         Oui c’est ça, je fais des prélèvements sur le béton, et je calcule les taux d’humidité…

Edmund marqua une pause. On ne calcule pas les taux d’humidité avec une loupe binoculaire, et ne connaissant la jeune femme ni d’Eve, ni d’Adam, il ne fallait peut-être pas la sous-estimer et encore moins, la prendre pour une conne. On peut être pute et avoir une maîtrise de biologie, ça s’est vu, et l’on risque même d’en voir de plus en plus. Mais déjà, la jeune femme semblait ne plus s’intéresser à la partie technique du nouveau métier d’Edmund. Elle s’était dirigée vers la fenêtre, et regardait dehors.

-         Et alors, qu’est-ce que vous en dites ?

-         De quoi ?

-         Ben, vos analyses, vos échantillons. Vous allez le détruire ou quoi cet immeuble ?

-         Ah ouais, ben, c’est encore trop tôt pour le dire, je viens de commencer les prélèvements.

Elle se tourna vers lui brusquement, avec un sourire.

-         Surtout que si je me fie aux prélèvements que vous étiez en train de faire quand je suis entrée, vous saurez pas si l’immeuble tient encore debout mais vous saurez si vos spermes ont un beau flagelle et une bonne mobilité !

Pour le coup, elle avait foutrement raison, et Edmund sentit sa bite le gratouiller. Ça lui faisait ça chaque fois qu’on le mettait mal à l’aise tout en lui parlant de cul. Il était toujours pris d’une envie soudaine de se gratter les couilles. En se détournant légèrement, il glissa sa main dans sa poche, appuya sur le paquet de cigarettes qui s’y trouvait et soulagea la démangeaison. Discret mais pas assez, et malgré l’alibi du paquet de cigarettes qu’il sortit de sa poche, la jeune femme avait remarqué le manège.

-         Et vous faites ça partout où vous aller ? Je sais pas comme une sorte d’habitude, comme un vice. Vous visitez des appartements vides, et vous vous branler. C’est un rite ? je vois tellement de tordus que ce serait pas grand-chose… Vous au moins, vous ne faites de mal à personne.

Il avait un caleçon en tissu d’orties. Il essaya de ne plus y penser, et se défendit mollement.

-         Non, non, je vous assure, c’était la première fois, enfin… Peut-être pas la première mais ça m’est pas arrivé souvent. Mais bon, je vais être franc, il y a des jours, vous ne savez pas pourquoi, vous ne pensez qu’à ça, et malheureusement il n’y a pas toujours quelqu’un pour vous aider.

-         Je suis votre ange libérateur alors.

-         On peut dire ça comme ça.

Cette fois-ci, il fut forcé de sourire. Il y avait une sorte de complicité qui s’installait. Et après tout, il n’y avait aucune honte à se masturber devant une femme. Sauf pour ceux qui s’étaient fait surprendre par leur mère, et en avaient gardé le traumatisme. Et encore, même là, ça ne voulait pas dire qu’il fallait avoir honte, ça voulait juste dire qu’il fallait savoir fermer sa porte à clé.

-         Et vous pourquoi vous avez fait ça ?

-         Je ne sais pas, comme ça. Je ne voulais pas vous déranger. Et puis… Mais je vous demande rien en échange, si c’est votre question. J’ai bien gagné cette nuit.

Il resta planté un peu bête, debout en face d’elle. Ce n’était pas sa question. La jeune femme imposait le respect, et il ne voulait pas la mettre mal à l’aise. C’était un peu sa faiblesse, il était romantique jusqu’au nauséeux, et il ne pouvait pas s’empêcher d’éprouver pour elle, une certaine forme de « gratitude ». C’était ça, c’était bien le mot qui convenait. De la reconnaissance gratuite.

-         Je vais aller me prendre une douche, si ça vous fait rien.

-         Heu… Non allez-y, faites comme chez vous.

Il essaya de mettre un accent d’ironie dans cette phrase, mais c’était forcé. Il avait senti brusquement une boule se coincer dans le fond de sa gorge à la seule évocation de cette femme nue sous la douche. Elle avait dû le sentir. Aussi sûr qu’il sentait les truands à 100 mètres, une prostituée sentait le désir à des kilomètres. Le désir fauve, de l’homme-animal.

-         Ça ne vous dérange pas si pendant ce temps, je termine mon inspection. Après je vous laisse, il faut que je parte sur un autre chantier.

-         Non, non, je vous laisse tâter les murs… Mais, juste un truc. Vous me promettez de pas regarder par le trou de la serrure.

-         Ben non, bien sûr ! Je me permettrais pas.

-         Mouais… Promis ?

-         Alors là, évidemment.

Elle disparut au bout de l’appartement. Il entendit le grincement du robinet, et la tuyauterie se mit à trembler le long des murs. Il ne fallait pas être un expert pour savoir que cet immeuble était foutu, et que la seule chose de bon qui puisse lui arriver, c’était 30 kilos de dynamite et un coup de bulldozer. Il essaya de se concentrer et de reprendre son enquête où il l’avait laissée. Le canapé, la photo, la cuisine crasseuse, Suzana Dirk, et son rejeton… Blix le rejeton maudit. En passant dans le couloir, il pouvait voir, tout au fond, la porte de la salle de bain. Le couloir était sombre, et il n’aurait pas eu besoin de fermer un œil pour regarder par le trou de la serrure. Il n’y avait plus de serrure, mais un trou assez large. La poignée avait été arrachée, et un rayon de lumière blanche jaillissait de la porte. Il suffisait de s’approcher et de se pencher un peu. Il voulait se remettre les idées au clair, mais il n’y avait rien à faire. C’était la rencontre la plus troublante et la plus surprenante qu’il eût faite avec une femme, et quelle femme ! La plus directe aussi, et au fond, la seule chose dont il avait envie à ce moment-là, c’était de la rejoindre et de lui faire l’amour sous la douche. Elle, cambrée en avant, la main sur le carrelage ébréché et lui derrière dans le rôle du coach. Il y eut comme un court-circuit dans son cerveau avant qu’il n’aille plus loin. Il se demanda dans l’ordre comment le chauffe-eau pouvait encore fonctionner après toutes ses années, ou si elle se lavait à l’eau froide, puis il se fit la réflexion suivante : «  C’est quand même bizarre, qu’on puisse être pute, et pudique. » D’une certaine manière, ça la rendait encore plus désirable, plus mystérieuse aussi. Il avait déjà hâte qu’elle sorte de la salle de bain, mais Edmund eut le sinistre pressentiment qu’elle n’en ressortirait pas, et qu’il ne la reverrait jamais, ou alors, comme on dit, dans une autre vie.

           A suivre...

28 août 2005

Crimes aveugles 2

« Ah ! Suzana Dirk était belle. » La photo écornée qu’Edmund Brighton trouva entre les coussins du canapé le confirmait. Sur cette photo, Suzana doit avoir un peu plus de vingt ans. Elle porte un short et un t.shirt rose et violet au nom de son université. On devine trois copines derrière elle qui sourient, mais l’objectif ne leur est pas destiné. Il n’y a que Suzana qui intéresse le photographe. Edmund se demande qui a pris cette photo. Peut-être un des petits amis de Suzana. Elle en avait plusieurs à l’époque. D’ailleurs, étrangement, son regard bleu semble chercher quelqu’un. Quelqu’un qui passe derrière le photographe, un peu sur sa droite. Et son sourire, bourré de charme et de sensualité, ne s’adresse pas, c’est certain à l’appareil photo.

« Je t’aime, mais je ne suis pas l’homme que tu regardes. » Edmund connaissait bien cette phrase résignée qui lui tournait dans le crâne depuis plusieurs mois. Il avait suffi d’un dérapage. D’un grain de sable dans les pignons bien huilés de son histoire d’amour avec Lana. Ça s’était passé au club de gym, sur un vélo d’entraînement. D’une manière très innocente, Lana avait raconté à Edmund un truc incroyable qui lui était arrivé pendant une séance de Body Bike. C’était vers la fin du cours, la musique était poussée à fond, avec des basses tonitruantes comme dans une boîte de nuit. Elle était épuisée, et elle forçait comme une dingue pour gravir un col de troisième catégorie sur son vélo statique. Le coach voyait bien qu’elle faiblissait. Elle était en sueur, le visage rouge, le cou surtout, et la naissance de sa poitrine dans une brassière  blanche Everlast.

« C’est là que ça s’est passé. » qu’elle a dit.

Elle disait qu’elle sentait le vélo vibrer entre ses jambes, la selle entre ses cuisses. Elle souffrait, les muscles brûlés par le carbone, mais elle s’accrochait coûte que coûte, et en même temps, la douleur était bonne. Mais ce qui l’a vraiment excité, c’était la voix de son coach. Il s’est approché d’elle, et s’est mis à lui gueuler dans les oreilles comme un sergent recruteur de la Navy. Sauf que le sergent-chef mesure un mètre quatre vingt-cinq et que c’est un ancien joueur de foot américain, des cheveux bruns très courts, et des yeux gris. Il porte le même t.shirt gris que Rocky, sans manche, et il a toujours une nappe de sueur sur le torse et dans le dos. Il a la peau mate, mais c’est pas des U.V, c’est vraiment le soleil parce qu’il part tous les six mois pour faire du surf.

Il s’est penché sur Lana, et il lui a braillé un tas de trucs pour qu’elle aille jusqu’en  haut du col.

« Allez Lana ! C’est pas le moment de me décevoir ! Tu le vois le sommet de cette putain de montagne ! Hein Lana ! Tu vas pas me lâcher ! Accroche-toi, t’es la plus belle Lana, t’es la plus forte ! Tu vas lui casser la gueule à ce putain de pic de merde ! Il est à toi Lana, allez, allez, accroche-toi, vas-y, viens, continue, appuie ! Encore, encore ! »

Et  tout un tas de conneries du même genre, mais Lana dit qu’elle s’est senti transcender. Qu’elle n’avait jamais ressenti un truc pareil.

- Je sais que c’est super basique, que c’est primaire, mais ça m’a fait un truc, je ne sentais plus mon corps, juste la selle entre mes jambes, et sa voix. Même la musique, je l’entendais plus.  Il me restait trois cents mètres à faire, et il a commencé à me parler plus doucement. J’étais super contractée, j’avais mal à la nuque, partout, je me déhanchais sur le vélo, je voulais y arriver, je pensais plus à rien, mais je sentais bien que quelque chose allait se produire. C’est là, tu vois, quand il a posé ses mains sur moi, pour me masser les épaule. J’arrivais au bout, j’ai senti toute la tension se relâcher d’un seul coup, et je me suis  pliée en deux sur le guidon en soufflant fort. Je te jure Edmund, j’ai pas pu me retenir, j’ai eu un orgasme sur mon vélo, au beau milieu de la salle de gym.

- T’as joui devant lui ?

- Ben oui, mais ce gros con, il ne s’est aperçu de rien, enfin, je crois… J’espère.

Après le grand con, comme elle disait, lui a caressé la nuque. Enfin, il a juste laissé traîner sa main près des petits cheveux ras, là où ça chatouille le plus. Là, où n’importe qui a des frissons. Lana a gardé son visage enfoui dans ses bras sur le guidon, pour reprendre sa respiration. Enfin, pour s’en remettre, mais elle n’était pas dupe, et lui non plus. Il n’y avait qu’à jeter un œil sur le short en lycra moulant du sergent-chef. Évidemment, ça, Edmund, n’avait jamais réussi à le lui faire admettre, mais il n’était pas flic pour rien. Et la voix innocente, presque candide de Lana quand elle lui avait raconté cette histoire, était pour lui, le plus terrible des aveux.

Pour éviter de souffrir, et de se ronger de jalousie, il avait décidé d’en fabriquer un fantasme. Comment, avait-il pu s’allonger sur ce canapé infect, et déboutonner son pantalon dans ce taudis, il n’en savait rien. C’était peut-être les gros seins de Suzana Dirk sous son t.shirt. La perversion dans son regard aussi. Le fait qu’elle regarde un autre type, au moment même, où celui qui se croit être son petit copain fait une photo d’elle, qui l’avait excité. En tout cas, il repensait à Lana, et à son coach, à ce moment d’érotisme qu’il devait se contenter de vivre, de revivre et de recréer en s’astiquant la queue. Pourtant, c’était vraiment le dernier endroit du monde où il fallait faire ça. Non, c’était ni l’endroit, ni le moment…

        A suivre...

9 août 2005

Crimes aveugles

Blix faisait partie de ces enfants qui n'auraient jamais dû naître, ne serait-ce qu'au regard de leur propre mère. Cette erreur qu'il avait commise bien malgré lui, à son corps défendant, il devait non seulement la regretter toute sa vie, mais il allait, avec une ardeur peu commune la faire chèrement payer aux hommes.

La cervelle de sa mère grouillait  des vers que l'alcool et l'usage intensif des prosacs avaient nourris. Chaise et bras pendants elle fixait obstinément le napperon de plastique vert qui flottait comme un nénuphar dérisoire sur le formica graisseux de la table de cuisine. Ce napperon ne servait à rien, il était là comme elle était là. L'un en face de l'autre, ils ne trouvaient rien à se dire.

Le napperon était à lui seul un véritable écosystème, elle devinait  cette agitation grouillante, de mouches, de cafards et de minuscules larves blanchâtres qui dévoraient les restes graisseux, les microscopiques fragments de nourriture, d'ongles, et de peau retenues dans la dentelle plastique  tel un miel de moisissures dans les alvéoles d'un nid d'abeilles.

Qu'espérait-il donc découvrir en dehors de cette faune lorsqu'il décidât d'inspecter à la loupe binoculaire ce vieux napperon en plastique vert ? il n'en savait rien, mais cela lui rappela la phrase fétiche de la mère de Blix :

« Ils se bouffent entre eux. » Cette phrase, c'était le coucou macabre de son horloge interne, le leitmotiv de sa schizophrénie. De fait, Edmund Brighton, pouvait le constater  : sa cécité n'empêchait pas Suzana Dirk de voir, de deviner l'orgie macrobiotique à laquelle se livraient dans la plus grande sauvagerie, les acariens de son napperon.

Dans la pièce voisine, coincé au fond du vieux sofa de velours marron, percé, usé, déchiré, ouvert comme une veste d'épouvantail, Blix dormait tout nu et tout petit. Il ne savait alors ni parler, ni marcher, ni rien faire qui puisse lui donner un minimum d'autonomie. Mais cette impuissance, ce handicap qu'on ne pouvait en toute bonne foi, imputer qu'à son extrême jeunesse n'était pas une excuse recevable aux yeux de sa mère. Blix avait faim, Blix avait froid, Blix voulait bouger, Blix faisait ses petites et ses grosses commissions, et Blix en toutes ces sortes de choses avait besoin de quelqu'un accessoirement, et de sa mère en particulier. Le faon se lève quelques minutes après sa naissance et apprend aussitôt à tirer parti de ses pattes frêles et flageolantes. Le petit d'homme n'a pas cette faculté ; elle est longue à venir l'heure de l'indépendance !

« On se bat toujours dans un univers qui ne nous appartient pas et auquel on  voudrait ne pas appartenir… » se disait Edmund Brighton en continuant son inspection du taudis qui avait servi de cocon insalubre à la larve qu’était Blix, quelques années auparavant.

Deux ridicules petits pieds dépassent des accoudoirs en se frottant énergiquement l'un contre l'autre ; Blix est réveillé. Son visage rouge se plisse de grosses rides. Il accomplit un gros effort. Pour corser l'épreuve il tente mais en vain de faire entrer son poing dans sa bouche. Il tord sa petite main, appuie de toutes ses forces mais sa main heurte obstinément la paroi rose sang de ses jeunes gencives. Bientôt il pousse un faible gémissement. Ce premier cri s'étouffe dans sa gorge en un imperceptible sanglot comme un hoquet. Il est suivi par trois petits cris stridents, plus puissants, plus aigus. Au bout d'une minute Blix finit par hurler, il hurle de tout l'air que peuvent contenir ses poumons à peine plus gros qu’un sachet de bonbons.  Sans relâche, les murs vibrent des fréquences les plus hautes que libèrent ses cordes vocales. Ses cris sont les mêmes que ceux qu'il poussa lors de sa venue au monde, répondant à une douleur brutale, foudroyante. La douleur qui accompagne la mort comme une sœur, ne vous offre pas une seconde de répit, elle plonge son aiguillon  au coeur de votre poitrine et vous marque à jamais du sceau de la terreur. Dagyde embryonnaire vous recevez votre première aiguille. Hurlements suraigus, insupportables, sirène affolée que toute mère essaierait d'apaiser, de taire au plus vite.

Hypnotisée par son napperon, elle n'eut sur le visage pas le moindre frémissement. Ses yeux étaient deux billes blanches et translucides qui obturaient le néant. Son spectre aurait semblé plus vivant qu'elle.

Ce fantôme exténué, Edmund Brigthon  sentait encore sa présence nocive comme une fuite de gaz. La cuisine se dressait entre quatre murs plus hauts que larges, autrefois peints d'un vert que le temps avait usé et délavé, ils étaient à présent si érodés que le plâtre et la brique tenaient une place d'honneur dans la décoration. Et ce qui dans certains appartements de Palm Beach passait pour des signes évidents de bon goût, de soucis d’espace clair et de sobriété, ne reflétait ici que la plus sûre pauvreté. Les murs comme des palissades n'accueillaient la lumière du jour que par une seule fenêtre surmontée de persiennes. La mère de Blix ne les ouvrait jamais. L’air était vicié, même maintenant, vingt-sept ans plus tard. L’appartement miteux était mort asphyxié. L’odeur de pourriture, de quartiers de viandes avariées dans le fond d’un bac à légume, d’alcool, de cigarette, de merde et de gerbes laissées n’importe où, remontait du sol. Edmund Brigthon avait souvent déterré des cadavres, victimes de meurtre, retrouvés des mois après leur mort, et cette cuisine puait autant qu’un corps corrompu, liquéfié. Il fit un effort pour retenir son déjeuner. Il se demanda ce qu’il était venu faire ici. Il était le seul flic de la brigade criminelle à croire qu’il y avait un lien entre ce vieil appartement insalubre et la série de meurtres qui ensanglantaient la ville.

Suzana Dirk se leva brusquement. À chaque minute de plus qui s’écoule dans notre vie, le champ des possibles s’amenuise. Pour Blix, âgé de huit mois, le cul plein de merde, et les yeux plein de larmes, le champ des possibles allait se réduire dangereusement. Sa mère venait d’entrer dans le salon.

A suivre...

8 août 2005

Le Rossignol

Mademoiselle Citron vert me parle du destin... Qu'est-ce qu'elle y connaît au destin mademoiselle Citron vert ? Un jour, je te ferai rencontrer Monsieur Rossignol, il en a beaucoup à dire sur le sujet. Monsieur Rossignol est plombier. « Je suis allé partout, j'ai récuré les chiottes de toute cette putain de ville. J'ai nettoyé la merde des gens riches, des stars, des vedettes de la télé, des journalistes, des écrivains, des vendeurs de tickets de métro, des clandestins maliens, des portos, des polaks, des bougnoules et des viets. J’ai vu des appartements où 30 millions d'amis n'iraient pas faire dormir un chien... 30 ans que je fais ce boulot. 30 ans que je raccorde des tuyaux, que je soude des chauffe-eau et que je vide des baignoires. 30 ans dans le raccordement, eau et gaz à tous les étages, ça mon gars, (il s'adressait à moi), ça mon gars, ça te rend philosophe ! Réfléchis bien, espèce de petit morveux d'intello, et tu comprendras. » Je n'aimais pas quand il me disait que j'étais un petit morveux d'intello. Mais j'aimais encore moins quand il parlait comme ça des arabes ou des vietnamiens. Au début, je n'ai pas osé lui faire la remarque. Je ne le connaissais pas assez, et je ne pensais pas qu'il était vraiment raciste. C'était juste une manière de parler. En fait, quand il m'a sorti cette tirade la première fois, après j'y avais droit à chacune de nos rencontres. ça m'a rappelé un bouquin d’Amélie Nothomb : Métaphysique des tubes. Nous n'étions qu'un tube creux à l'intérieur, lisse à l'extérieur. On grandissait en tant que tube, et on disparaissait d'un seul coup sans avoir rien retenu de la vie, ni nourriture, ni pensée, rien. C'est là que je me suis dit, soit Nothomb n'a pas inventé la poudre, soit ce plombier me cache quelque chose. Je n’arrivais pas à croire qu'un plombier puisse tomber sur un concept philosophique juste en ayant soudé des tuyaux... J'avais tort. Sauf qu'il n'était pas seulement plombier. C'est plus tard que je l'ai su. "Tu vois petit morveux quand j'entre chez le riche, il y a toujours une bonne pour me regarder de travers. Elle me voit débarquer avec tout mon barda sur le dos. J'ai les semelles pleines de plâtre, les mains noires. Y a rien à faire, j'ai beau me les laver et me récurer les ongles, il y a un âge où la crasse ne veut plus partir. Je crois que c'est pareil pour les mauvais souvenirs. Bref, elle me reluque d'un air bizarre. Mais c'est plus le même regard que quand j'étais jeune. Quand j'étais jeune, je le connaissais ce regard-là. Ça voulait dire, la patronne est sortie, dépêche toi de siphonner l'évier et je te montrerai les élastiques de mes jarretières. À 63 ans c'est fini les yeux doux. Tout ce qu'elle se dit c'est qu'elle en aura pour une heure à tout nettoyer derrière toi. Le regard de la patronne ou du patron c'est encore pire, à croire que tu ne vaux pas mieux que la merde qui bouche leurs gogues en faïence. Mais moi, ces gens-là, et ben, je les regarde droit dans les yeux, et dans le fond de ma tête, je me dis : Tu vois, le Rossignol que tu prends pour un pauvre ouvrier miteux, et ben, il t'emmerde, parce qu'il a trois baraques qui font dix fois ton vieil appartement délabré du 16 ème. Il est plein aux as le Rossignol ! Il roule sur l'or, il a des lingots plein ses coffres. Et il t'emmerde, il t'encule bourgeois de mes deux, il t'encule jusqu'à l'os. » Le Rossignol ne connaissait pas trop la délicatesse. Du moins, pas dans son vocabulaire. Ça aussi je m'y étais fait, et même, plus il était vulgaire et grossier plus j'aimais le personnage. Il était poète à ses heures comme on dit. « Et tout ce pognon, va pas croire que j'étais alchimiste... J'ai pas changé le cuivre de mes tuyaux d'eau chaude en or frappé de la gueule de Napoléon. Non, mon gars ! T'es écrivain à ce qui paraît, alors je ne sais pas si je peux te faire confiance. » Et il avait raison ; il ne pouvait pas… Mais là, j'appelai le cafetier pour qu'il nous remette une rasade d'armagnac. Je voyais les yeux du Rossignol qui pétillaient, comme ceux du chasseur de requin dans Les Dents de La Mer, qui montre ses cicatrices au petit jeunot de scientifique, joué par Richard Dreyfus. C'était ma scène préférée du film. Ils chantent "Au revoir et Adieu jolie fille madrilène, au revoir et adieu jolie fille d’Espagne... " Et après le requin attaque, et ils vont se faire bouffer. C'est un peu ce que je me disais en regardant l'étincelle, comme une soudure à l'arc, dans les yeux du Rossignol. Un jour, il allait me bouffer, d'une manière ou d'une autre. Il venait d'avaler sa rasade d'armagnac et il s'est mis à chuchoter. Il n'y avait personne ou presque dans ce zinc du 12 ème où je le retrouvais le soir après son boulot, vers 21h00, mais il chuchotait quand même. C'est là que j'ai su qu'il allait me faire une vraie confidence. D'habitude, plus il parlait fort, plus il était certain que les clients du bistrot l'entendaient, plus il était content de lui, rouge de plaisir. Mais là, non. Il s'est mis à me parler dans le creux de l'oreille, et je sentais son souffle chauffé à blanc par l'armagnac qui me brûlait le tympan. « Tu vois fils, dans la vie, il n'y a pas 10 000 façons de devenir riche. Vraiment riche... Tu peux hériter, tu peux gagner au loto, tu peux devenir célèbre, ou alors, tu dois tuer quelqu'un. » Là, il s'est écarté de moi. Il a regardé dans le bar si personne ne l'avait entendu. Il a repris son verre. Il m'a jeté un coup d'oeil, mais il n'y avait plus d'étincelle. Il avait l'oeil noir, noir comme une vitre de masque à souder. C'était ça, oui, comme un masque qui lui aurait couvert tout le visage. D'un seul coup, le Rossignol, je ne le connaissais plus. Ce jour-là, mademoiselle Citron vert, ce jour-là j’ai su que le destin venait de frapper aux carreaux.
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8 août 2005

Le petit bonhomme avec un pot de fleurs sur la tête

Il était une fois un petit bonhomme qui était né avec un pot de fleurs sur la tête. Il était sorti comme ça du ventre de sa maman, avec un pot de fleurs minuscule bien accroché, à peine assez grand pour faire pousser un haricot, ou une violette. Les médecins avaient dit ; impossible de le lui enlever, si on lui retire son pot de fleurs, votre petit, il meurt. Alors c’est comme ça qu’il avait grandi. Au début ça ne se passait pas trop mal. Sa maman lui avait tricoté des bonnets qui couvraient les oreilles et laissaient le pot de fleurs dépasser. Il apprit à marcher avec son petit pot de terre sur la tête. D’ailleurs sa tête avait pris la forme idéale pour soutenir le pot de fleurs, elle était un peu creuse, en forme d’assiette ou de soucoupe, et des cheveux blonds frisotaient tout autour comme de la mousse. Le plus surprenant c’était surtout que des plantes poussaient à l’intérieur. Aucun désherbant n’y aurait changé quoi que ce soit. Au rythme des saisons, il y avait sur sa tête, des marguerites, des primevères, ou des crocus. Mais tout allait bien puisque sa tête et le pot de fleurs grandissaient de concert. Pour le petit bonhomme les ennuis commencèrent à l’école. Pas facile de se faire des amis avec un pot de fleurs greffé sur le crâne ! Alors forcément, il passait beaucoup de temps tout seul. Il attendait que ça pousse. Il pouvait même l’entendre, le bruit de la sève qui monte et redescend quand le soleil se couche. Les tiges qui se déploient et qui s’enroulent. Ça l’occupait. Il trouvait incroyable qu’une plante puisse faire un tel vacarme. Suffisait d’écouter. Et le petit bonhomme n’avait pas grand chose d’autre à faire. Courir avec un bouquet de tournesol qui plie dans le vent, ou essayer de faire une tête au foot, ce n’était pas évident. Quand il fut adolescent, il commença à trouver la plaisanterie un peu longue. Il bourgeonnait de partout, et pas seulement dans le pot de fleurs. Et puis, le pot de fleurs commençait à peser son poids. Alors il marchait un peu voûté. Il comptait ses boutons le matin, il rasait les murs, et il fermait les yeux quand une jeune fille trop belle passait près de lui. Il se sentait honteux, et laid. Vraiment, il détestait ce pot de fleurs qui n’en finissait pas de grandir, et de mettre au monde des plantes de plus en plus grosses, mais aussi, de plus en plus belles. Mais même ça, il ne pouvait plus en profiter. Un arbre avait poussé, bien trop haut pour qu’il puisse en voir les feuilles et les fleurs quand le printemps s’annonçait. Il ne voyait qu’un morceau de tronc, quelques pâquerettes autour, un peu de mousse épaisse et humide, une coccinelle de temps en temps et rien de plus. Sa musculature, ses épaules, son dos, et ses jambes, s’étaient développés à proportion du poids du pot, et il parvenait à se tenir droit. Il pensait aux femmes qui portent des jarres et des amphores d’eau sur leur tête. Il trouvait qu’elles se tenaient très droite, avec un air de princesse, et que vraiment, elles avaient de jolies silhouettes. Alors en faisant cet effort, lui aussi, prenait un air de prince. Il s’habillait bien, même s’il savait que ça ne changeait pas grand chose au problème. Prince ou pas, il avait un drôle d’arbre au-dessus de son amphore qui lui gâchait le portrait et la silhouette. Et son arbre, personne ne le connaissait. Tous les botanistes du monde l’avaient étudié, et nul n’en connaissait de semblable ailleurs sur la planète. Il donnait des fruits au goût sucré à la fin de l’été, des feuilles d’or en automne, et des fleurs d’un superbe rose au printemps, mais ça lui faisait une belle jambe. Car en somme, il ne pouvait rien faire. Aller au cinéma ou au spectacle était exclu si les places du dernier rang étaient prises. Travailler devenait une tâche épuisante, son arbre lui pompait toute son énergie. Et puis, quel patron aurait pris au sérieux, un homme avec un pot de fleurs sur la tête ! Oui, le temps passait vite, il était un homme maintenant, ou supposé l’être. Chaque mois, il recevait un petit pécule. Sa maladie reconnue avait été considérée comme un handicap. Il pouvait donc rester chez lui, rester chez lui à ne rien faire. Ne rien faire et attendre que ça pousse. Si, bien sûr, il pouvait lire, et il lisait le bougre ! Il regardait des âneries ou des documentaires animaliers à la télé, il surfait sur le net, il écoutait de la musique, mais pas trop. La musique, surtout Mozart, avait une fâcheuse tendance à accélérer la croissance de sa plante verte qui culminait à plus de deux mètres. Un jardinier venait la lui tailler régulièrement, mais c’était à croire que plus on la coupait plus elle s’obstinait à repousser plus haute, plus vite, plus forte. Maudit arbre, maudites fleurs, maudites plantes vertes, belles, encombrantes et inutiles. À la moitié de sa vie, le petit bonhomme fut bien forcé d’admettre une terrible vérité. Il ne rencontrerait jamais de femme, ça c’était entendu, mais pire, oh oui, bien pire... Le pot ne cesserait jamais de grandir, et l’arbre ne cesserait jamais de déployer ses branches toujours plus épaisses, plus longues, plus tout... Plus tout jusqu’à le faire mourir. Pour entrer dans les boutiques il devait se contorsionner, se mettre à genoux, s’excuser mille fois, essuyer de ses mains les crachats sur le sol, et de son dos, les railleries. Les railleries de tous, enfants, vieillards, femmes bourgeoises, ou ouvrières... Avec un pot de fleurs sur la tête, le petit bonhomme faisait rire la planète. Un rire mesquin, méchant, un rire bête à pleurer. Combien de fois, il avait pensé à en finir, mais même la perspective d’abréger ses jours devenait d’un compliqué avec ce pot de fleurs. Certains soirs, il aurait bien passé une corde autour de la plus grosse branche de son arbre, pour s’y pendre. Mais comment se pendre à l’arbre auquel on est soi-même accroché? Il ne lui restait que les sanglots qui sortaient de ses yeux comme l’eau d’un arrosoir, et sa plante, en était ravie. Une branche, un peu basse, descendait doucement, effleurait son visage et séchait ses larmes. Elle comprenait la plante, mais elle savait aussi que c’était sa vie contre la sienne. Un destin commun qui, bientôt, devait s’achever. Il était vieux le petit bonhomme. Son corps robuste, s’était plié, cassé en deux, la nuque relevée pour ne pas être emporté par le poids de son arbre. Ce qui lui arrivait quelque fois, et il lui fallait l’aide d’au moins trois personnes pour le remettre sur pied. Il s’appuyait sur une canne, ses cheveux avaient blanchi. Ses doigts noueux, et sa peau parcheminée, le rendaient de plus en plus semblable à son arbre. C’était à s’y méprendre quand il s’asseyait sur un banc au parc. Il regardait jouer les enfants, certains lui crachaient dessus, mais enfin, c’était mieux que toutes ces années de solitudes. Tous ces livres accumulées, empilés sous son arbre, toutes ces idées farfelues, tous ces rêves qu’il avait eu qui semblaient disparaître aussitôt, absorbés par les racines tentaculaires de son arbre insatiable. Les arbres grandissent toute leur vie, mais pas les hommes. Alors il restait là, sur son banc. L’hiver, les branches décharnées attiraient les pigeons, et il se retrouvait couvert de fientes. Au printemps, on le voyait vert et rose à cent mètres, un feu d’artifice de fleurs à lui tout seul. L’été, il sentait bon, et certaines petites filles grimpaient sur son arbre pour lui chiper ses fruits. Maigre consolation. Aucune mère n’aurait eu l’idée de lui proposer un peu d’argent en échange. Pour quoi faire ? Ses fruits étaient pourtant une denrée rare, quelque chose qui devait ressembler au pommier d’or du paradis. C’était ça le plus dur, à la fin de sa vie. On ne le voyait plus, lui. On ne voyait que son arbre, cet arbre immense et majestueux, cet arbre fier, dominateur, viril, serein, ancré dans la tête du petit homme pour l’éternité. Et l’éternité le petit homme allait bientôt la connaître. Ses forces l’abandonnaient, l’arbre ne lâchait pas prise. Saison après saison, il ingurgitait toute la vie du bonhomme, sa substance de vie. Il prenait ce qu’il lui fallait pour grandir encore et encore. Il plongeait dans ses entrailles quand la tête ne suffisait plus. Le petit homme se desséchait à vue d’oeil. On pouvait lui compter les os. Ces joues creusées, ce teint gris, ces dents jaunes, déchaussées, sa carcasse pliée en deux, ses genoux craquants comme du bois sec, rien, rien n’aurait infléchi la voracité de sa plante. La plante n’a pas d’âme, c’est bien connu, et encore moins de pitié. Question de survie sans doute. Les hommes autour ne valaient guère mieux. On laissait là, sur son banc, le vieil homme pensant qu’un jour il ne se réveillerait plus et voilà tout. Il sera mort comme il aura vécu, en végétant. Mais il n’était jamais tout à fait mort. Il eut quelques années terribles pour essayer de comprendre d’où venait cette cruauté. En vain. Il se rassurait en pensant qu’un jour, quand il ne serait plus, les gens regarderaient cet arbre parfait, impérial en baissant la tête, humblement. Et qu’enfin les hommes allaient aimer et respecter quelque chose de beau et de rare qui venait de lui, le petit bonhomme. Il pensa à Dieu qui lui avait joué un sacré tour, mais au fond, il était convaincu que la seule preuve de l' existence d'un dieu, c’était la pluie, et non la beauté. Car seulement quand il pleut, tous les hommes courbent la tête. Avant de laisser partir son dernier souffle, il entendit un dernier bourgeon s’ouvrir, comme la terre qui craque écartelée depuis l’abîme. Il entendit une dernière fois, la fleur qui jaillit, qui s’ouvre, qui s’offre au soleil, aux insectes avides de pollen et de sexe. Et il su à quel point, la vie là-haut, au sommet de sa tête triomphait, jubilait, explosait alors que lui, le petit bonhomme, libérant la dernière larme de ses yeux asséchés, s’écrasait sur lui-même, les os broyés par son pot de fleurs immense, et cet arbre impitoyable. Il n’était plus qu’un tas de terre sous un pot en miettes, mais c’est sans doute le seul moment où le petit bonhomme aurait pu s’estimer chanceux. Dans un monde qui se fichait des hommes, ce n’était pas un arbre enraciné dans un vieux parc qui allait entraver la marche des bâtisseurs. On y alla franchement, d’un coup de tronçonneuse, et d’une pelleté de bulldozer. Le grand arbre dont les branches avaient abrité des cabanes, fait voltiger les balançoires, bercé les hamacs, protégé les amoureux, nourri les oiseaux, oxygéné le ciel, ombragé les vieillards et les nourrissons, le grand arbre né sur la tête d’un homme et dont le tronc avait saigné d’un coeur gravé pour l’éternité, s’affalait à son tour sans respect, sans larme et sans amour.
8 août 2005

La Princesse Rose / chap 1

Il était une fois un château, et dans ce château vivait une princesse. Alors qu'elle était enfant, la reine engagea une nourrice pour l'allaiter. Et cette nourrice vaillante et dévouée s'appelait Rose. La reine craignait en nourrissant elle-même sa fille que ses seins ne perdent leur rondeur et leur fermeté ce qui aurait détourné d'elle, les faveurs du roi. Pendant cinq ans, la princesse ne but rien d'autre et ne mangea rien d'autre que le lait de sa nourrice. On lui faisait des purées de carottes aux brocolis, des compotes de baies à la cannelle, des potages au potimarron, et des oranges écrasées au sucre, mais elle ne voulait rien goûter. Le roi manda au château les meilleurs cuisiniers du royaume promettant de couvrir d'or celui, le premier qui parviendrait à faire manger sa fille. On lui prépara les mets les plus rares en gâteaux, ou en sorbets mais rien ne la mettait en appétit. Lorsque l'on essayait de la faire manger, elle pleurait, elle se débattait, et ne trouvait de consolation qu'en tétant sa nourrice. Un beau jour il y eut un bal en l'honneur d'une demoiselle de cour qui avait conquis les faveurs du roi. Il délaissait sa femme car il ne pouvait lui pardonner de ne pas avoir nourri leur fille de son sein, et la tenait responsable de sa maladie. Un jeune et beau jardinier, très riche et très fameux pour ses compositions vint proposer à la reine des fleurs pour la fête. Il portait une grande brassée de roses rares et sauvages dont lui seul savait où elles poussaient, et comment il fallait les cueillir pour qu'elles ne fanent jamais. La reine ne pouvait prendre ombrage de la demoiselle de cour car c'était reconnaître qu'elle avait une rivale auprès du roi, or la reine n'était en concurrence avec personne. Elle donna ses instructions au jardinier, et lui commanda cinquante bouquets monumentaux et majestueux, dignes de sa grande âme de souveraine. Avant de se retirer, le beau jardinier offrit à la princesse, comme gage de reconnaissance et de loyauté, la plus belle de ses roses qui avait la couleur du vin et scintillait comme une étoile.
8 août 2005

La Princesse Rose / chap 2

La petite fille s'approcha de la fleur pour la renifler. Elle resta un long moment le nez enfoui dans le cœur de ses pétales, puis elle la mangea. C'était la première fois que la princesse acceptait de goûter un aliment qui ne soit pas le lait de sa nourrice. On couvrit d'or le jardinier, et la fête fut l'une des plus belles que le roi et la reine donnèrent au château. Rien, ni l'argent, ni le pout-de-soie, ni les broderies, ni les terres, ni le pouvoir ne pouvaient les rendre plus heureux. Comme elle ne buvait plus de lait, ils furent persuadés que leur fille était guérie. Le lendemain, elle refusa toute nourriture, et déclara que désormais, elle se nourrirait de roses ; elle venait simplement de changer de maladie. Le roi et la reine en furent anéantis, et le jardinier fut sommé de revenir au château tous les matins pour lui apporter les fleurs fraîches qu'elle mangeait avec gourmandise. Cela dura longtemps, et la princesse grandissait. Quand elle eut treize ans, et qu'elle se réveilla en ce jour qui annonce le début du printemps, elle découvrit sur son drap une tache de sang. Elle n'osa pas en parler à sa mère, mais alla chez sa nourrice qui lui dit : - Princesse, si bientôt vous fréquentez de jeunes chevaliers, que deux mois se passent, et que ce sang ne coule pas, c'est que vous attendrez un enfant. Ce même jour, on fit dire au roi qu'un grand sage du royaume nommé Benoît venait de mourir. Le roi n'en avait cure, et ne fit porter aucun témoignage de sympathie aux disciples qui vénéraient cet homme pieux comme un père. Sa seule préoccupation était de savoir si devenant femme, la princesse allait cesser de se nourrir de roses. Il n'en fut rien. Elle passait le plus clair de son temps dans la roseraie à constituer ses menus. Les roses du château n'avaient pas la saveur de celles du jardinier, mais elle les picorait comme des bonbons, et des friandises. On s'aperçut alors qu'elle maigrissait à vue d'œil. Les médecins mirent le roi en garde, et que si rien n'était fait pour changer son alimentation, elle allait dépérir. Ses conseillers, ses ministres, et ses gens de guerre considéraient qu'il fallait de gré avec une cuillère, ou de force avec un entonnoir lui faire avaler de la soupe, du poisson, ou de la viande, mais ils considéraient mal, et furent expulsés du château. Elle était princesse, et une princesse en rien ne pouvait être obligée. On rappela en toute hâte le jardinier qui profitait de sa fortune, et faisait livrer ses roses par un valet. Il avait vieilli prématurément. -Âgé de trente ans, son apparence était celle d'un patriarche ou d'un vieux sorcier. Personne ne comprenait comment il se pouvait qu'un homme vieillisse aussi vite. Le roi l'invita dans l'un des nombreux cabinets privés du château car le vieillard avait, paraît-il, à lui révéler un terrible secret.
8 août 2005

La Princesse Rose / chap 3

- Mon Seigneur, j'étais encore un enfant, lorsque revenant du village, j'ai découvert dans notre maison, mon père et ma mère assassinés. Je n'ai jamais su qui les avait tués ni pourquoi ils étaient morts, mais je fus frappé d'une telle stupeur que je me suis enfui. J'ai couru à travers la forêt, et sans m'en apercevoir je me suis perdu. C'est là, après avoir erré, hagard, dans un état de fatigue extrême que j'ai fini par m'endormir dans une clairière inconnue de tous, un lieu secret dont je suis toujours seul à connaître l'emplacement, à l'heure où j'ai l'honneur de parler à votre Majesté. Il y avait en cette clairière une source formant un petit bassin ovale et peu profond. J'allais bientôt découvrir qu'elle était magique. Je suis resté plusieurs jours à sangloter près d'elle, je n'avais nulle part où aller, j'étais désemparé. J'avais l'impression que la source me parlait, et m'offrait son réconfort. Un matin alors que la lumière donnait en plein sur la surface de l'eau et éclairait le fond du bassin, je vis apparaître les ferrures d'une boîte enfouie sous la vase. À l'intérieur, j'y trouvai un anneau constellé de pierres, et un parchemin. Une large écriture à la plume disait à celui qui le lirait qu'il était riche, et que les peines de sa vie s'envoleraient à jamais. Il fallait apprendre par cœur cinq commandements et s'engager à les respecter toute sa vie avant de remettre le manuscrit dans son coffre, et de le rejeter à la source où il serait englouti pour les siècles et les siècles. Ces commandements je les ai appris, et je les sais encore. Ils m'ont donné le pouvoir de cultiver des roses violacées comme des vibices, parés d'éclats d'étoiles, et qui ne fanent jamais. Mais ces roses ont un prix que tout ton or ne saurait acheter. Chaque jour à la fontaine, je vais boire douze gorgées d'eau claire pour que cette eau et mon sang se mélangent, et ne soient qu'un. Puis je m'entaille le bras, et je verse mon sang sur la terre humide où poussent les roses. Cela ne te paraît rien. Apprends alors, ô roi, que cette source est vénéneuse. Son eau est un poison qui consume ma vie. À mesure que je la bois, mon corps vieillit trois fois plus vite que celui de n'importe quel homme. De là provient la magie de mes roses qui ne se fanent jamais. Le roi l'écouta avec un grand intérêt et lui répondit : - Si je te crois jeune homme, mais à voir tes mains desséchées, et ton visage ridé, comment ne pas croire, tu as perdu ta vie pour que ces roses fleurissent et que ma fille, de princesse puisse devenir reine. - C'est toi qui l'as dit, et je t'en suis reconnaissant. Mais à présent que je suis vieux et faible, je ne donne à mes roses qu'un sang anémié. Elles ne contiennent plus assez de substances vitales pour que la princesse puisse s'en nourrir et vivre. - Un roi ne peut laisser sa fille mourir de faim. Cela est bon pour les pauvres. Tu auras la richesse et tes rêves seront exaucés si tu redonnes à tes roses leur pouvoir perdu. Le jardinier se frotta le menton et lui fit cette réponse : - Roi, il va nous falloir un sacrifice. - Quoi ? - Qui, devrais-tu dire ! Dame Rose. Il faut emmener la nourrice près de la source. Là, l'un de tes hommes, un seul, celui qui a toute ta confiance, lui fera boire de l'eau jusqu'à ce qu'elle en meure étouffée. Puis, il la pendra par les pieds à un arbre. Cet arbre est aussi ancien que la terre, il est apparu au troisième jour, ses racines et les pierres ne font qu'un. Ton serviteur tranchera la gorge de la nourrice et il la laissera se vider de son sang. Le sang coulera sur la terre, pour aller vers la source. L'eau et le sang ne feront qu'un. Alors seulement, et pour le prochain siècle, les roses qui ne fanent jamais, et qui sont l'unique aliment de ta fille refleuriront et j'irai. - Tu iras ? - J'irai. Mais pour que le sortilège s'accomplisse, tu devras me laisser manger la première des roses qui poussera après la mort de la nourrice. - J'accède à ta requête. - Pour me récompenser, et exaucer mes vœux tu devras donner à mon fils unique, la main de ta fille lorsqu'il se présentera à toi. - Je vais y songer. - Tu as peu de temps, ô roi.
8 août 2005

La Princesse Rose / chap 4

Le roi hésita pendant six jours, il n'avait jamais rencontré le fils du jardinier et souhaitait pour sa fille un homme noble, ou un homme qu'elle aimât car elle était son bien le plus précieux. Mais comme le valet du jardinier ne livrait plus de roses, au septième jour voyant sa tendre enfant alitée, et prête à succomber d'inanition, il envoya un émissaire annoncer qu'il acceptait toutes les conditions. Après avoir instruit le capitaine de sa garde fantôme, il lui donna l'ordre d'escorter la nourrice au village pour que le vieux jardinier la mène à la clairière où fleurissent les roses de vie. Puis il ajouta : - Tu feras du jardinier comme de ses parents. Nous ferons les récoltes nous-mêmes. Le roi ne dépend de personne, encore moins d'un vieillard. - Il en sera ainsi monseigneur. Allant trouver la nourrice, et ne voulant pas éveiller ses soupçons, le capitaine fit usage de la ruse : - Dame Rose, le jardinier va te montrer en quel lieu, il fait pousser ses fleurs, car bientôt, il va mourir. Le roi veut que ce soit toi désormais qui les cueilles. Il sait que tu es dévouée corps et âme à la princesse et qu'elle est pour toi comme une enfant de ta chair. Cet honneur, tu t'en doutes, ne peut revenir à une roturière, c'est pourquoi, en vertu de cette charge, il te fera comtesse. Même s'il lui en coûtait d'abandonner le chevet de la princesse, elle était heureuse d'accepter une mission aussi importante qui lui permettrait de sauver celle qu'elle aimait tant, et bien suprême, d'être anoblie. Le jardinier et la nourrice pénétrèrent dans la forêt. Elle était très sombre, les épicéas étaient si hauts, et les mélèzes si touffus qu'ils faisaient une éclipse de ciel. La nourrice s'étonna de ne voir passer que des oiseaux de la nuit, les hiboux, les hulottes, et les effraies au visage blanc, au vol silencieux, et au bec puissant. Une légende racontait que trois sœurs, Julie, Victoire et Aimée, connues dans la Province pour les soins qu'elles prodiguaient aux malades, étaient venues partager à couvert des grands arbres, un moment de quiétude et de prière. Personne ne les revit jamais. Pour le petit peuple, ces femmes étaient des saintes que la forêt maligne retenait captives comme trois nymphes des bois, trois hamadryades. Jusqu'à la fin des temps, l'une serait prisonnière d'un chêne, l'autre d'un tilleul, et la dernière d'un pommier. Un peu inquiète, Dame Rose marchait derrière le vieil homme sans remarquer le capitaine de la garde fantôme qui les suivait discrètement. Le capitaine était instruit dans l'art de la guerre, et dans les techniques de combat du Soun et du Tsou. Aussi il savait marcher dans la forêt sans faire frémir les feuilles, sans casser les brindilles sèches sous ses pieds, et les chevreuils ne fuyaient pas quand il s'en approchait. Après une longue route hors des chemins et des sentiers, ils rejoignirent la clairière. La nourrice fut émerveillée. Nulle part dans les forêts du royaume, on ne pouvait en voir d'aussi belle. Une lumière mordorée à travers les arbres l'éclairait d'un éternel soleil couchant. La nourrice épuisée avait très soif. Elle s'agenouilla pour se désaltérer d'un peu d'eau fraîche et pure. Le capitaine surgit des broussailles comme un loup et plongea sa tête dans la source jusqu'aux épaules. Ses seins énormes trempaient dans l'eau. Il était fort et malgré sa robustesse, la nourrice ne put lui échapper. Quelques instants plus tard, le vieil homme l'aida autant que le lui permettait sa faiblesse, à pendre Dame Rose par les pieds à une branche de l'arbre où de vieilles cordes pourrissaient. Pour être à son aise le capitaine avait mis de côté son javelot et son arc. Il monta sur l'arbre pour fixer les liens de Rose. Quand ce fut fait, debout sur sa branche, il n'eut qu'une seconde pour voir le jardinier prêt à lui décocher une flèche. Aussi vif que le lynx, il évita le trait mais tomba en arrière et se fracassa le crâne sur les grosses pierres couvertes de mousse qui entouraient le petit bassin. Il était mort sur le coup. Le vieux jardinier sortit la dague du capitaine de son fourreau afin de trancher la gorge de la nourrice qui saigna en grande abondance. Puis il retourna au château et raconta au roi une fable qui ressemblait à s'y méprendre à la vérité.
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