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Les contes égarés
8 août 2005

Le Rossignol

Mademoiselle Citron vert me parle du destin... Qu'est-ce qu'elle y connaît au destin mademoiselle Citron vert ? Un jour, je te ferai rencontrer Monsieur Rossignol, il en a beaucoup à dire sur le sujet. Monsieur Rossignol est plombier. « Je suis allé partout, j'ai récuré les chiottes de toute cette putain de ville. J'ai nettoyé la merde des gens riches, des stars, des vedettes de la télé, des journalistes, des écrivains, des vendeurs de tickets de métro, des clandestins maliens, des portos, des polaks, des bougnoules et des viets. J’ai vu des appartements où 30 millions d'amis n'iraient pas faire dormir un chien... 30 ans que je fais ce boulot. 30 ans que je raccorde des tuyaux, que je soude des chauffe-eau et que je vide des baignoires. 30 ans dans le raccordement, eau et gaz à tous les étages, ça mon gars, (il s'adressait à moi), ça mon gars, ça te rend philosophe ! Réfléchis bien, espèce de petit morveux d'intello, et tu comprendras. » Je n'aimais pas quand il me disait que j'étais un petit morveux d'intello. Mais j'aimais encore moins quand il parlait comme ça des arabes ou des vietnamiens. Au début, je n'ai pas osé lui faire la remarque. Je ne le connaissais pas assez, et je ne pensais pas qu'il était vraiment raciste. C'était juste une manière de parler. En fait, quand il m'a sorti cette tirade la première fois, après j'y avais droit à chacune de nos rencontres. ça m'a rappelé un bouquin d’Amélie Nothomb : Métaphysique des tubes. Nous n'étions qu'un tube creux à l'intérieur, lisse à l'extérieur. On grandissait en tant que tube, et on disparaissait d'un seul coup sans avoir rien retenu de la vie, ni nourriture, ni pensée, rien. C'est là que je me suis dit, soit Nothomb n'a pas inventé la poudre, soit ce plombier me cache quelque chose. Je n’arrivais pas à croire qu'un plombier puisse tomber sur un concept philosophique juste en ayant soudé des tuyaux... J'avais tort. Sauf qu'il n'était pas seulement plombier. C'est plus tard que je l'ai su. "Tu vois petit morveux quand j'entre chez le riche, il y a toujours une bonne pour me regarder de travers. Elle me voit débarquer avec tout mon barda sur le dos. J'ai les semelles pleines de plâtre, les mains noires. Y a rien à faire, j'ai beau me les laver et me récurer les ongles, il y a un âge où la crasse ne veut plus partir. Je crois que c'est pareil pour les mauvais souvenirs. Bref, elle me reluque d'un air bizarre. Mais c'est plus le même regard que quand j'étais jeune. Quand j'étais jeune, je le connaissais ce regard-là. Ça voulait dire, la patronne est sortie, dépêche toi de siphonner l'évier et je te montrerai les élastiques de mes jarretières. À 63 ans c'est fini les yeux doux. Tout ce qu'elle se dit c'est qu'elle en aura pour une heure à tout nettoyer derrière toi. Le regard de la patronne ou du patron c'est encore pire, à croire que tu ne vaux pas mieux que la merde qui bouche leurs gogues en faïence. Mais moi, ces gens-là, et ben, je les regarde droit dans les yeux, et dans le fond de ma tête, je me dis : Tu vois, le Rossignol que tu prends pour un pauvre ouvrier miteux, et ben, il t'emmerde, parce qu'il a trois baraques qui font dix fois ton vieil appartement délabré du 16 ème. Il est plein aux as le Rossignol ! Il roule sur l'or, il a des lingots plein ses coffres. Et il t'emmerde, il t'encule bourgeois de mes deux, il t'encule jusqu'à l'os. » Le Rossignol ne connaissait pas trop la délicatesse. Du moins, pas dans son vocabulaire. Ça aussi je m'y étais fait, et même, plus il était vulgaire et grossier plus j'aimais le personnage. Il était poète à ses heures comme on dit. « Et tout ce pognon, va pas croire que j'étais alchimiste... J'ai pas changé le cuivre de mes tuyaux d'eau chaude en or frappé de la gueule de Napoléon. Non, mon gars ! T'es écrivain à ce qui paraît, alors je ne sais pas si je peux te faire confiance. » Et il avait raison ; il ne pouvait pas… Mais là, j'appelai le cafetier pour qu'il nous remette une rasade d'armagnac. Je voyais les yeux du Rossignol qui pétillaient, comme ceux du chasseur de requin dans Les Dents de La Mer, qui montre ses cicatrices au petit jeunot de scientifique, joué par Richard Dreyfus. C'était ma scène préférée du film. Ils chantent "Au revoir et Adieu jolie fille madrilène, au revoir et adieu jolie fille d’Espagne... " Et après le requin attaque, et ils vont se faire bouffer. C'est un peu ce que je me disais en regardant l'étincelle, comme une soudure à l'arc, dans les yeux du Rossignol. Un jour, il allait me bouffer, d'une manière ou d'une autre. Il venait d'avaler sa rasade d'armagnac et il s'est mis à chuchoter. Il n'y avait personne ou presque dans ce zinc du 12 ème où je le retrouvais le soir après son boulot, vers 21h00, mais il chuchotait quand même. C'est là que j'ai su qu'il allait me faire une vraie confidence. D'habitude, plus il parlait fort, plus il était certain que les clients du bistrot l'entendaient, plus il était content de lui, rouge de plaisir. Mais là, non. Il s'est mis à me parler dans le creux de l'oreille, et je sentais son souffle chauffé à blanc par l'armagnac qui me brûlait le tympan. « Tu vois fils, dans la vie, il n'y a pas 10 000 façons de devenir riche. Vraiment riche... Tu peux hériter, tu peux gagner au loto, tu peux devenir célèbre, ou alors, tu dois tuer quelqu'un. » Là, il s'est écarté de moi. Il a regardé dans le bar si personne ne l'avait entendu. Il a repris son verre. Il m'a jeté un coup d'oeil, mais il n'y avait plus d'étincelle. Il avait l'oeil noir, noir comme une vitre de masque à souder. C'était ça, oui, comme un masque qui lui aurait couvert tout le visage. D'un seul coup, le Rossignol, je ne le connaissais plus. Ce jour-là, mademoiselle Citron vert, ce jour-là j’ai su que le destin venait de frapper aux carreaux.
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  • Des nouvelles et des contes qui ne sont pas réservés aux enfants... Et si ça marche et que ça vous intéresse, l'enquête d'Edmund Brighton sur un personnage étrange surnommé Blix. Une histoire à suivre mois après mois...
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