Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Les contes égarés
9 août 2005

Crimes aveugles

Blix faisait partie de ces enfants qui n'auraient jamais dû naître, ne serait-ce qu'au regard de leur propre mère. Cette erreur qu'il avait commise bien malgré lui, à son corps défendant, il devait non seulement la regretter toute sa vie, mais il allait, avec une ardeur peu commune la faire chèrement payer aux hommes.

La cervelle de sa mère grouillait  des vers que l'alcool et l'usage intensif des prosacs avaient nourris. Chaise et bras pendants elle fixait obstinément le napperon de plastique vert qui flottait comme un nénuphar dérisoire sur le formica graisseux de la table de cuisine. Ce napperon ne servait à rien, il était là comme elle était là. L'un en face de l'autre, ils ne trouvaient rien à se dire.

Le napperon était à lui seul un véritable écosystème, elle devinait  cette agitation grouillante, de mouches, de cafards et de minuscules larves blanchâtres qui dévoraient les restes graisseux, les microscopiques fragments de nourriture, d'ongles, et de peau retenues dans la dentelle plastique  tel un miel de moisissures dans les alvéoles d'un nid d'abeilles.

Qu'espérait-il donc découvrir en dehors de cette faune lorsqu'il décidât d'inspecter à la loupe binoculaire ce vieux napperon en plastique vert ? il n'en savait rien, mais cela lui rappela la phrase fétiche de la mère de Blix :

« Ils se bouffent entre eux. » Cette phrase, c'était le coucou macabre de son horloge interne, le leitmotiv de sa schizophrénie. De fait, Edmund Brighton, pouvait le constater  : sa cécité n'empêchait pas Suzana Dirk de voir, de deviner l'orgie macrobiotique à laquelle se livraient dans la plus grande sauvagerie, les acariens de son napperon.

Dans la pièce voisine, coincé au fond du vieux sofa de velours marron, percé, usé, déchiré, ouvert comme une veste d'épouvantail, Blix dormait tout nu et tout petit. Il ne savait alors ni parler, ni marcher, ni rien faire qui puisse lui donner un minimum d'autonomie. Mais cette impuissance, ce handicap qu'on ne pouvait en toute bonne foi, imputer qu'à son extrême jeunesse n'était pas une excuse recevable aux yeux de sa mère. Blix avait faim, Blix avait froid, Blix voulait bouger, Blix faisait ses petites et ses grosses commissions, et Blix en toutes ces sortes de choses avait besoin de quelqu'un accessoirement, et de sa mère en particulier. Le faon se lève quelques minutes après sa naissance et apprend aussitôt à tirer parti de ses pattes frêles et flageolantes. Le petit d'homme n'a pas cette faculté ; elle est longue à venir l'heure de l'indépendance !

« On se bat toujours dans un univers qui ne nous appartient pas et auquel on  voudrait ne pas appartenir… » se disait Edmund Brighton en continuant son inspection du taudis qui avait servi de cocon insalubre à la larve qu’était Blix, quelques années auparavant.

Deux ridicules petits pieds dépassent des accoudoirs en se frottant énergiquement l'un contre l'autre ; Blix est réveillé. Son visage rouge se plisse de grosses rides. Il accomplit un gros effort. Pour corser l'épreuve il tente mais en vain de faire entrer son poing dans sa bouche. Il tord sa petite main, appuie de toutes ses forces mais sa main heurte obstinément la paroi rose sang de ses jeunes gencives. Bientôt il pousse un faible gémissement. Ce premier cri s'étouffe dans sa gorge en un imperceptible sanglot comme un hoquet. Il est suivi par trois petits cris stridents, plus puissants, plus aigus. Au bout d'une minute Blix finit par hurler, il hurle de tout l'air que peuvent contenir ses poumons à peine plus gros qu’un sachet de bonbons.  Sans relâche, les murs vibrent des fréquences les plus hautes que libèrent ses cordes vocales. Ses cris sont les mêmes que ceux qu'il poussa lors de sa venue au monde, répondant à une douleur brutale, foudroyante. La douleur qui accompagne la mort comme une sœur, ne vous offre pas une seconde de répit, elle plonge son aiguillon  au coeur de votre poitrine et vous marque à jamais du sceau de la terreur. Dagyde embryonnaire vous recevez votre première aiguille. Hurlements suraigus, insupportables, sirène affolée que toute mère essaierait d'apaiser, de taire au plus vite.

Hypnotisée par son napperon, elle n'eut sur le visage pas le moindre frémissement. Ses yeux étaient deux billes blanches et translucides qui obturaient le néant. Son spectre aurait semblé plus vivant qu'elle.

Ce fantôme exténué, Edmund Brigthon  sentait encore sa présence nocive comme une fuite de gaz. La cuisine se dressait entre quatre murs plus hauts que larges, autrefois peints d'un vert que le temps avait usé et délavé, ils étaient à présent si érodés que le plâtre et la brique tenaient une place d'honneur dans la décoration. Et ce qui dans certains appartements de Palm Beach passait pour des signes évidents de bon goût, de soucis d’espace clair et de sobriété, ne reflétait ici que la plus sûre pauvreté. Les murs comme des palissades n'accueillaient la lumière du jour que par une seule fenêtre surmontée de persiennes. La mère de Blix ne les ouvrait jamais. L’air était vicié, même maintenant, vingt-sept ans plus tard. L’appartement miteux était mort asphyxié. L’odeur de pourriture, de quartiers de viandes avariées dans le fond d’un bac à légume, d’alcool, de cigarette, de merde et de gerbes laissées n’importe où, remontait du sol. Edmund Brigthon avait souvent déterré des cadavres, victimes de meurtre, retrouvés des mois après leur mort, et cette cuisine puait autant qu’un corps corrompu, liquéfié. Il fit un effort pour retenir son déjeuner. Il se demanda ce qu’il était venu faire ici. Il était le seul flic de la brigade criminelle à croire qu’il y avait un lien entre ce vieil appartement insalubre et la série de meurtres qui ensanglantaient la ville.

Suzana Dirk se leva brusquement. À chaque minute de plus qui s’écoule dans notre vie, le champ des possibles s’amenuise. Pour Blix, âgé de huit mois, le cul plein de merde, et les yeux plein de larmes, le champ des possibles allait se réduire dangereusement. Sa mère venait d’entrer dans le salon.

A suivre...

Publicité
Publicité
Commentaires
Les contes égarés
  • Des nouvelles et des contes qui ne sont pas réservés aux enfants... Et si ça marche et que ça vous intéresse, l'enquête d'Edmund Brighton sur un personnage étrange surnommé Blix. Une histoire à suivre mois après mois...
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Derniers commentaires
Archives
Albums Photos
Les contes égarés
Publicité