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Les contes égarés
1 novembre 2005

Crimes aveugles 4

Le temps s’écoule comme les gouttes d’eau d’une clepsydre ébréchée. Trop vite, trop lourdes. La jeune femme était sous la douche depuis une bonne demi-heure. Edmund se demandait ce qu’elle pouvait bien foutre. La tentation était grande de s’approcher et de jeter un coup d’œil rapide par le judas improvisé qu’était cette déchirure dans la porte. C’était une pulsion humaine, animale, voir, voir, voir, entrer de plain-pied dans l’intimité d’une femme, apercevoir la pointe d’un sein, ou la rondeur mate et ferme de ses fesses. Sa lampe torche allumée comme une balise, il s’avança d’un pas discret dans le couloir. Faisant mine d’inspecter les conduites d’eau si jamais elle sortait de la salle de bain alors qu’il se dirigeait vers la porte, comme un félin se prépare à choper une gazelle Thompson. L’eau coulait toujours. « C’était la pute la plus propre de toutes les rues de la ville, belle et pure comme une vestale. » pensa Edmund. Il lui suffisait de se pencher pour jeter par la brèche, ce coup d’œil furtif, ce coup d’œil volé, innocent et criminel. Ce n’était pas seulement un voyeur qui se pencha en avant, Edmund le savait, c’était aussi, et surtout, le flic. Il y avait une différence entre voir et observer, et pour Edmund qui passait son temps à fourrer ses pattes dans l’intimité des gens, cette différence qui rendait excusable de tels actes, c’était le boulot. Son boulot à lui. Son boulot de flic sur la tangente. Cet équilibre à tenir entre la recherche d’un coupable et la présomption d’innocence. Pour trouver un coupable il fallait s’immiscer dans les tréfonds de la vie de dizaines d’innocents. Et parfois, cette fouille le salissait bien plus que l’arrestation du criminel lui-même. Les grands assassins, les voleurs d’exception, les meurtriers étaient souvent propres comme neige fraîchement tombée. Ils étaient impeccables, purs, lisses. Pas un seul cheveu dans le lavabo, pas un seul poil de cul, pas une tache de ketchup sur le col ou la cravate. Respectables, intouchables, insoupçonnables. Propres, aussi propres que cette pute aux jambes de gazelles qui devaient fondre sous l’eau à force de s’y savonner. Trop propre. Un bon criminel, toute la merde est en dedans. Il n’y a que les pauvres types, les tocards, les tolars récidivistes pour se vautrer chez eux dans la merde qui leur tient lieu de cerveau. Un frisson glacé lui parcourut la nuque quand il plaça son œil pile en face de l’orifice. Un frisson de trouille, un frisson humide, un courant d’air froid, aussi aigu qu’une lame de couteau. Les vraies peurs viennent de ce que nous ne voyons pas. De l’obscurité, du néant. Ne rien voir, être aveugle en plein jour, voilà la terreur. Et la baignoire était vide. Le jet coulait sur un être invisible. La jeune pute avait disparu. Edmund enfonça la porte. Il n’avait rien entendu, la fenêtre à guillotine était ouverte. Pour s’échapper et quitter cette salle de bain, il fallait être un ange, une fée, bref avoir deux ailes dans le dos ou alors s’écraser tête la première dans la ruelle étroite, quatre étages plus bas. À moins, à moins de… Edmund se pencha par la fenêtre, il y avait deux types qui discutaient près d’une Ford Thunderbird, ou dealaient dieu savait quelle saloperie, et une silhouette sombre qui s’éloignait d’un pas tranquille et qui tourna à l’angle du bâtiment. Ce n’était pas la silhouette d’une femme, et certainement pas celle de sa Naïade. Il examina de plus près la façade… C’était ça, il y avait bien un moyen de s’échapper de l’appartement. Il fallait se poster sur le rebord de la fenêtre, et faire un bond sur le côté de plus de trois mètres pour s’accrocher aux barreaux de l’échelle de secours. Mais pas avec des talons hauts, pas avec un sac à main, pas avec une jupe étroite et courte. Ça, Edmund en était certain, à moins que l’immeuble soit en feu prêt à s’effondrer, personne ne se jetterait de cette fenêtre pour se pendre à une échelle rouillée, prête à se casser la gueule au premier coup de vent. Il fallait être dézingué, et cette nana avait l’air paumée mais pas suicidaire. Pourtant, c’était la seule explication ou alors c’était le mystère de la chambre jaune, et Edmund n’était pas venu dans cet appartement pourri pour résoudre cette énigme. Il se mit à inspecter la salle de bain, à la recherche d’un indice. Une serviette blanche immaculée séchait sur le rebord de la baignoire. Il la prit dans ses mains. Elle était humide mais pas trempée. De toute évidence, la jeune femme ne s’en était pas servie pour se sécher après sa douche. Elle s’était juste lavé les mains. À part ça, rien. Edmund sentait son cœur battre au fond de son ventre. Un mélange d’angoisse et d’excitation. Il savait maintenant ce qu’il cherchait dans ce foutu appartement. La première chose à faire était de vérifier sa théorie. Pour s’échapper par la fenêtre, il fallait que quelqu’un lui soit venu en aide, que quelqu’un l’ait attendu en bas dans la rue. Un quelqu’un qui l’attendait depuis le début et qui l’avait envoyé en reconnaissance. Un quelqu’un qui avait l’habitude de venir là régulièrement. Un quelqu’un qui connaissait parfaitement l’immeuble et qui voulait savoir ce qu’un flic foutait chez lui. Chez lui, car ce quelqu’un c’était Blix ! Edmund en était certain, ça ne pouvait être personne d’autre. Il serra les dents, rageur. « La silhouette, la silhouette sombre à l’angle de la rue ! Bien sûr évidemment ! » Courir, le rattraper ! Se jeter flingue en avant à travers la foule, boucler le quartier, rameuter des patrouilles. Se bouger le cul maintenant avant que la proie ne disparaisse pour toujours, et leur échappe. C’était pas le moment de se poster à la fenêtre du salon et de s’allumer une cigarette. C’était pas le moment de regarder les lumières roses du ciel et de s’extasier devant les antennes de télévision en contre-jour noir, plantées sur les toits comme des arbustes calcinés après un feu de brousse. C’était pas le moment, mais Edmund avait du mal à faire les choses au bon moment. Dans le bon timing. En retard tout le temps, en décrochage permanent avec le réel. Ponctuel quand ça ne servait à rien, en retard quand l’enjeu comptait. Pour s’en sortir quand on est flic avec un tel handicap, on compense. On compense tout le temps. On pose des pièges et l’on attend. On compte sur la chance aussi, on se rassure, on serre les fesses, et on prie n’importe quoi, n’importe qui, en espérant que ça va passer. En espérant qu’on parviendra, une fois de plus, à s’en sortir à la dernière minute, en donnant un dernier coup de collier, une dernière impulsion. Il ne suffisait pas d’être à l’heure pour s’en sortir dans la vie. Il fallait être capable de s’arracher au bon moment, rattraper le temps ou les voleurs au vol. C’était un truc qu’il avait vu souvent dans les documentaires sur les fauves. Quand elles coursent un gnou, les lionnes ont toujours l’air en retard, toujours un peu à la traîne, à la ramasse, et au dernier moment, alors que le gnou croit qu’il peut ralentir un peu, reprendre son souffle, elles poussent une ultime accélération et donne le coup de patte meurtrier qui renversera le gnou dans la poussière. Les guépards font ça eux aussi. Et Edmund était de cette trempe. Planté devant la fenêtre, fumant tranquillement une cigarette, il savait que de s’exciter n’aurait servi à rien. D’une part, personne ne croyait que Blix, inconnu à ce jour des services de police, et n’ayant sur son fichier qu’une seule note récupérée auprès d’un foyer psychiatrique, pouvait être l’auteur des meurtres. D’autre part se lancer à sa poursuite c’était prouver qu’il était recherché, en somme, la plus grosse connerie à faire pour le voir se planquer comme une mangouste dans son terrier, ou qu’il prenne le premier avion et qu’on ne remette jamais la main dessus. La fille lui dirait sans doute qu’un simple employé de la ville inspectait l’appartement. Elle n’avait pas vu le flingue, il n’avait pas dit qu’il était flic. Même si Blix flairait l’arnaque, il manquait de preuve pour se mettre franchement sur ses gardes s’il était coupable, ou s’il avait un lien avec cette affaire. Une affaire qu’il allait falloir résoudre d’une manière ou d’une autre. Une affaire morbide, inacceptable, putride qui allait plonger la ville dans une psychose collective, naturelle et irrépressible, si les flics n’arrêtaient pas l’enfant de putain responsable de ce bain de sang. Et pour l’instant, la police avançait les pieds collés au mazout. Elle ne suivait aucune piste et donc les suivait toutes. On brassait pas mal d’air, on interrogeait des tonnes de témoins, on récoltait que dalle, et on passait pour des cons. Seul l’inspecteur Edmund Brighton avait une piste et s’y tenait, mais en douce. Il suivait son intuition sans faire de vague, n’en parlait pas à ses supérieurs. Ses supérieurs l’attendaient ailleurs. Pour le moment, il devait enregistrer les preuves et les témoignages, foutre tout ça en vrac dans la bécane en espérant qu’un logiciel doté d’une formule algorithmique magique, fécondée d’une giclure de théorie du chaos allait sortir le numéro gagnant du loto. Autrement dit, un suspect avec nom, adresse et numéro de téléphone. Après y aurait plus qu’à. Mais Edmund avait son idée et son idée il ne la lâchait pas même si on se foutait de sa gueule et qu’on le prenait pour le dernier des crétins ce qu’il était bon gré mal gré, bien souvent. Il faut dire que son suspect à lui avait un sérieux alibi et qu’il fallait être cinglé pour croire que Blix pouvait être l’auteur de crimes en série parfaits, commis sans laisser la moindre trace ou le moindre indice. La sentence de son patron résonnait encore aux oreilles d’Edmund : - Edmund, vous êtes un con, tout ce qu’on sait de votre gars, comment qu’il s’appelle déjà ? - Blix. - C’est ça, Blix Dirk. Tout ce qu’on sait sur votre corniaud de Blix, c’est qu’il est aveugle depuis sa naissance ! Alors comment vous pouvez penser une seule seconde qu’il est capable de trucider toutes ces femmes sans se faire remarquer ! Ce gars-là doit se prendre les pieds dans son tapis dix fois par jour, il doit pisser à côté de la cuvette des chiottes une fois sur deux et vous voudriez qu’il entre chez n’importe qui pour y faire sa petite affaire sans laisser de traces, non mais vous rigolez ou quoi ! Vous êtes un con Edmund ! Vous êtes flic, et en plus vous êtes un con ! Vous le voyez entrer sans effraction chez la victime avec sa canne blanche ! Edmund regarda ses pompes un instant avant d’ajouter un peu penaud : - Il n’est pas aveugle de naissance. - Et alors qu’est-ce que vous voulez que ça me foute. Votre gus, il y voit que dalle, pas plus que vous y verriez dans le trou du cul de votre mère ! Un aveugle avec des yeux de mérou avarié, même un gamin l’aurait repéré ! Allez foutez-moi le camp ou je vous sacque pour de bon. Edmund était sorti du bureau amer, et stupide. Lâche aussi. C’est beau de croire à ses convictions et Edmund n’avait aucune conviction. Si sa relation avec Lana n’avait pas commencé à tourner de l’œil, il aurait laissé tomber. Il se serait mis derrière son bureau et n’aurait jamais plus ouvert sa gueule sur cette affaire. Mais l’appartement et leur vie de couple, parce qu’il fallait bien reconnaître que ça s’appelait une vie de couple, étaient devenus invivables. Invivables depuis qu’une pastille bleue plantée dans un morceau de plastique blanc, s’était allumée sous un jet de pisse bourré d’œstrogène, pour lancer l’alerte. Lana était enceinte de trois semaines, et elle sortait un couteau de cuisine vachement bien aiguisé, chaque fois qu’Edmund avait le malheur de prononcer le mot avortement. Il avait besoin de faire le point. C’était dégueulasse de la laisser toute seule dans un moment pareil, c’était infect de transformer ce moment de bonheur en vomissure, mais Edmund n’y pouvait rien. Ce gamin, il ne se sentait pas en état de lui dire « Vas-y ramène ta fraise mon petit gars ! Tu vas voir la vie, c’est le charnier géant, les enfers à portée de main, mais tu pourras bien te marrer avec les filles dès que tu sauras biberonner autre chose que du Gallia premier âge. » Edmund, dépité, jeta sa cigarette qui descendit en rougeoyant comme une luciole artificielle le long du mur. C’était le moment de descendre, et de confirmer sa théorie. Il devait vérifier si l’échelle de secours n’était pas hors d’usage, et si dépliée, on pouvait s’y raccrocher depuis la fenêtre de la salle de bain. Ça promettait d’être casse-gueule mais jouable. Fallait aussi qu’il se trouve à bouffer, Edmund n’était pas prêt de quitter l’appartement. Il se vit un instant comme une mygale dans son nid refermé par un clapet de terre. Blix ne se douterait pas qu’un flic puisse ne pas rentrer à 19h00 retrouver sa femme et ses gosses, et préfère l’attendre, lui, planqué au fond d’un appartement miteux suintant l’urine depuis une décennie. Le problème avec Blix, c’est qu’il n’était jamais là, où on l’attendait. Et même s’il passait près de vous, rien ne disait que vous seriez capable de le voir. Dans le monde de Blix, tous les hommes étaient aveugles, sauf lui. Ce n’était pas une simple vue de l’esprit. Comme Blix ne se voyait pas lui-même, il était convaincu d’être invisible, protégé par un charme, et se demandait bien souvent, s’il existait seulement. Ou alors, il se demandait si les autres existaient, mais à son contact, de toute façon, ils n’existaient jamais longtemps.
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Commentaires
A
Quel talent!!<br /> Bonne continuation à vous, vraiment....
Les contes égarés
  • Des nouvelles et des contes qui ne sont pas réservés aux enfants... Et si ça marche et que ça vous intéresse, l'enquête d'Edmund Brighton sur un personnage étrange surnommé Blix. Une histoire à suivre mois après mois...
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